L’OBSTINATION DE TOUTE UNE VIE

RÉFLEXIONS PARTIELLES ET APPAREMMENT PARTIALES SUR L’ÉPOQUE ET LE MONDE TEL QU’IL VA






INTRODUCTION


1) LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU
1) MODE D’EMPLOI POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE
2) COMMENT ARRAISONNER L’ARROGANCE DU PRÉSENT


2) MAI 68, ENCORE


3) UN ÉTAT DES LIEUX
1) SUR LES MOEURS
2) SUR L’ART (ET LA POÉSIE)
3) SUR L’ÉTHIQUE


AUTRE DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE










INTRODUCTION


Le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau
de
tout ce qui l’a fait
André Breton


Le travail de la critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener
les gens à croire que la révolution deviendrait impossible
Guy Debord




Dans une lettre adressée en décembre 1938 à son ami Théodor W. Adorno, Walter Benjamin écrit ceci : “Dans mon travail, j’essayais d’articuler les moments positifs aussi nettement que vous y êtes parvenu pour les négatifs. Je vois donc qu’une des forces de votre travail réside là où le mien trahissait une faiblesse”. Ne pourrait-on pas dire la même chose de chacun de ceux dont le “travail” s’articule autour d’une telle polarité ? Et puis, par delà le cas particulier du livre sur Baudelaire ayant provoqué cet échange épistolaire, cette remarque ne renvoie-t-elle pas à toute pensée critique cherchant dans la négativité des raisons d’espérer en un monde meilleur ? Essayer d’y répondre nécessite de replacer ce propos dans ce monde qui est le notre. Deux premières constatations peuvent être avancées. Benjamin, déjà, dans ce fragment de correspondance, traduisait quelque chose d’une relation déséquilibrée entre les pôles “positif” et “négatif” de ce qui perdurerait comme exigence critique. La nouveauté serait que ce négatif là, du moins sous des aspects bien particuliers, très partiels (sur lesquels je reviendrai dans le détail), apporterait autant d’eau au moulin de ce monde là (auquel le terme de “société du spectacle” rend le plus justice) qu’il ne fourbirait comme il va de soi des armes à l’un des deux “partis” s’affrontant depuis des lustres, celui justement qui voudrait que cette société disparaisse.
Il faut cependant revenir en arrière pour relever les prémices de ce constat. Aux formes classiques de reproduction du monde tel qu’il va, bien analysées par de bons auteurs, d’autres, plus inédites, initiées par d’anciens ennemis de cette société (ou considérés tels), sont venues apporter du sang neuf et une nouvelle légitimité à la cause jadis combattue. C’est traduire la capacité de la dite société à recycler une partie de ceux qui la combattaient (ou étaient censés la combattre) pour redonner de l’élan à une machine sociétale qui s’essoufflerait. Une première vague, constituée par les anciens communistes, parait trop disparate ou trop localisée (c’est plutôt du coté des historiens qu’elle a donné des résultats) pour être véritablement prise en considération. La vague suivante, en revanche, celle des anciens gauchistes, de part son importance quantitative et “qualitative”, mérite qu’on lui consacre plus de place. D’abord à l’aune de deux facteurs jouant un rôle de vases communicants : le phénomène générationnel et mai 68. L’opération dite des “nouveaux philosophes” avait représenté un premier ballon d’essai. D’autres, moins médiatisées, enfonceront le clou : portant indifféremment le nom de démocratie représentative, de libéralisme ou de droits de l’homme sur fond d’horizon indépassable du capitalisme. On remarque également qu’en quittant le gauchisme ses anciens cadres ne sont pas pour autant tombés dans l’anonymat. Bien au contraire si l’on en croit les “brillantes carrières” de nombre d’entre eux (la règle n’est pas absolue mais la tendance très forte) : un tel s’est recyclé dans les médias et l’édition, tel autre dans la haute administration ou la publicité, tel autre encore au Parti socialiste. C’est dire que ceux-ci et ceux-là occupent des positions stratégiques dans des lieux influents. Enfin ces “nouveaux convertis” (plus tellement de fraîche date au moment où nous écrivons) apportaient un réel savoir-faire, des compétences et une pugnacité qui, sur le plan idéologique, n’étaient nullement dédaignés en ces temps de giscardisme ou de mitterrandisme. On verra, dans la partie (la seconde) consacrée à mai 68, en quoi les “événements” se trouvent aussi récupérés et recyclés par ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner” le monde, se sont mis à le gérer au mieux de leurs intérêts (ou de ceux qui les emploient).
Il ne s’agit ici que d’un rappel : le sujet, maintes fois traité, est aujourd’hui bien connu. Il n’en va pas de même d’une troisième vague, moins conséquente, moins repérable, plus récente : celle des anciens “radicaux”. Alors que les deux premières vagues possédaient de nombreux traits communs, celle-ci se distingue des deux précédentes principalement sur un point précis : elle recycle moins des individus (la moindre notoriété acquise dans les milieux radicaux l’explique en partie) que des idées ; du moins certaines, je dirai plus loin lesquelles. Il y a cependant une logique qui prévaut dans les trois cas de figure : les uns et les autres finissent par brûler ce qu’ils avaient jadis adoré (avec toutes les nuances que l’on voudra selon l’appartenance à l’une de ces vagues, ou pour des raisons plus strictement biographiques). Ou encore, pour le dire autrement, les critiques, autrefois adressées au pouvoir (quelque soit la forme alors donnée) et à ses représentants, se retournent contre ceux qui persisteraient à vouloir “transformer le monde” ou “changer la vie”. C’est dans le ton aussi que cette troisième vague fait entendre sa différence. Les certitudes d’hier se sont transformées en constatations désabusées. Parler de révolution sociale ou d’affrontements dans une perspective d’émancipation n’a plus aucun sens. Ce ne sont que des illusions qui remettent toujours à plus tard la seule prise de conscience possible : quoique nous fassions ou voudrions faire, c’est déjà trop tard. On évacuera donc tout ce que peu ou prou recouvre le mot radicalité tout en en conservant cependant la pose. Ceci n’étant pas sans parfois abuser des esprits pourtant “avertis”. Sur le mode de l’inversion, la notion de “progrès” devient la plus sollicitée : elle finit par se confondre avec le “mal absolu”. A ce jeu le “progressiste”, en terme d’opprobre, prend la place jadis assignée au “réactionnaire”.
S’il faut trouver là un lointain précédent historique, le nom de Joseph de Maistre peut être cité. Et avec lui le courant très justement qualifié de “contre-révolutionnaire”. Ou bien se référer, en la dotant d’un autre contenu, à l’expression philosophique que Nietzsche appelait dans ses derniers ouvrages le “nihilisme passif”. Un autre facteur, contemporain, doit être mentionné : la “fuite en arrière” d’une écologie d’abord radicale, puis désignant la société industrielle comme étant à l’origine de tous nos maux et malheurs. D’où la mise en place de discours “catastrophistes” ou spéculant sur “l’effondrement” de la civilisation occidentale. Une autre manière, en quelque sorte, de réactualiser une “fin de l’histoire” (ou encore de “fin du monde”) que le brave Hegel, et longtemps après Fukuyama ne pouvaient certes pas imaginer.
Ceci posé, pour reprendre la formulation benjaminienne de “moments négatifs”, je ne reviendrai que partiellement, incidemment ou de façon indirecte sur ce triple recyclage : les deux premières vagues ne feront l’objet que d’utiles ou indispensables rappels, et j’ai consacré à la troisième, du moins sa composante “anti-industrielle”, un petit essai auquel je renvoie le lecteur (1). Il ne sera cependant pas dit, bien au contraire, que nous en serons quitte avec elle, comme on pourra le vérifier dans les première et troisième parties de cet ouvrage. Donc, toujours pour illustrer ces “moments négatifs”, mon choix s’est porté sur deux penseurs, Jean-Claude Michéa et Jean-Claude Milner, dont les travaux me paraissent chacun à leur manière symptomatiques de l’époque présente, surtout dans la mesure où ceux du premier ne sont pas sans entretenir la confusion (et sur un mode qui porte très précisément la signature de l’époque), quand ceux du second fascinent une fraction du monde intellectuel (tel le serpent fasciné par la flûte du charmeur).
Michéa représente une bonne transition avec les paragraphes précédents si l’on observe tout d’abord que ce philosophe renvoie aux trois vagues évoquée plus haut. Cet ancien communiste a traversé une période gauchiste, et plusieurs aspects de sa pensée entrent en parfaite résonance avec les thèmes de prédilection des “anciens radicaux”. Une telle lecture resterait pourtant partielle, voire superficielle. Jean-Claude Michéa s’est fait connaître en publiant un livre, Orwell anarchiste tory, alors qu’il avait depuis longtemps quitté les rangs communiste et gauchiste. C’est donc un “penseur indépendant”, si l’on veut, qui apparaît en 1995 sur la scène intellectuelle pour ne plus la quitter. Cet agrégé de philosophie n’a sans doute pas la réputation de quelques uns de ses collègues, ni ne bénéficie au sein de l’université d’un statut comparable à celui des philosophes les plus en vue de sa génération. Cependant ses lecteurs s’avèrent plus nombreux que ceux de la très grande majorité de ces chers collègues. Sans que ce lectorat puisse être comparé à celui qui fit, par exemple, la réputation et le succès des duettistes Comte-Sponville et Ferry. Mais ceci parait relativement secondaire en regard de la très grande diversité de ces lecteurs. On parlera même de grand écart pour désigner, à l’une et l’autre extrémité d’un large spectre, des “réactionnaires” sur le mode Finkielkraut d’un coté, des libertaires de l’autre. C’est particulièrement à ce titre que nous nous intéressons à Michéa. Car on ne se concilie pas pareils “publics” sans tordre le cou à un certain nombre de concepts. La critique du libéralisme, devenue au fil de ses ouvrages la marque de fabrique de Jean-Claude Michéa, qui passe chez lui par une volée de bois vert adressée aux gauches et extrême-gauche (certes méritée mais pas exactement pour les bonnes raisons), reprend une antienne bien connue (la délinquance, l’insécurité, l’école, les mœurs, etc.) en des termes d’analyses peu éloignés de ceux, pour ne citer qu’un seul exemple, qui ont concouru à l’élection de Sarkozy au printemps 2007. Ceci bien entendu (c’est toute la différence) au nom d’une critique du capitalisme. Cette confusion se trouve redoublée par le fait que les fondements de la pensée de Michéa reposent sur une notion, la common decency, empruntée à George Orwell (que l’on pourrait traduire par la “décence commune” des “gens ordinaires”), qui sous la plume de notre philosophe s’apparente à une fiction. Que peut-on construire sur de telles fondations ? De l’anti-intellectualisme, soit ; une défense et illustration du populisme, aussi ; la mise en accusation de la modernité, également : donc de quoi satisfaire un public déboussolé, recherchant d’anciens repères ou des certitudes à bon compte. C’est bien court, et plus encore discutable.
Contrairement à Jean-Claude Michéa, Jean-Claude Milner ne se trouve ici convoqué qu’à travers son dernier ouvrage, L’arrogance du présent. Je lui consacre également moins de place. Les brillants paradoxes de ce linguiste et philosophe, j’en ai dit un mot, fascinent une partie de l’intelligentsia. Pourtant, à condition de bien vouloir lire cet auteur au plus près, les “morceaux de bravoure” qui font la réputation de Milner reposent sur des postulats faux ou infondés. Je dirai en quoi et pourquoi. Cependant Milner devient utile quand, alors que la question semblait réglée par les intéressés, il entend de nouveau justifier de longues années après les revirements gauchistes sur un mode inusité. L’intérêt est double : la démonstration de notre linguiste dépasse alors le cadre gauchiste proprement dit et peut être élargi à d’autres (qui certainement n’en demandent pas tant), et sa manière de reprendre en termes choisis et sans appel la question éthique (à travers ce que Milner appelle “l’infidélité”), nous permet de lui répondre avec la même netteté. .
Comment alors, pour parler comme Benjamin, faire ressortir des “moments positifs” ? En quoi les objectifs de l’émancipation, vers lesquels tend également toute pensée résolument critique, restent envisageables malgré les démentis que d’aucuns ne cessent de nous adresser, en excipant de l’inéluctabilité du capitalisme tout comme du type de société que celui-ci induit (ou réciproquement) ; ou encore, pour d’autres, en arguant des illusions contenues dans toute pensée révolutionnaire ou radicale ? Notre troisième partie s’y exerce non sans difficultés. Le chemin est long, malaisé, semé d’embûches, et conduit parfois dans des impasses. Et puis les cartes ici déployées (celles des mœurs, de l’art et de la poésie, de l’éthique) ne recouvrent pas tout le territoire. Sachant aussi que leur mode d’emploi diffère sensiblement selon les aspérités et les accidents du terrain, ou la manière de déchiffrer les légendes respectives.
La première de ces cartes s’élargit d’ailleurs à quelques unes des portions du territoire arpenté durant la première partie de cet ouvrage. C’est vouloir, partant de Sade (voire de Fourier), aborder l’ensemble des thématiques que l’on associe à la notion de “perversions sexuelles” pour déboucher, via la pédophilie, sur le traitement par nos sociétés développées de l’un des modes de contrôle et de dressage des corps et des esprits par lequel le monde tel qu’il va exerce sa domination. Ceci dans une perspective plus globale du traitement de l’insécurité non pas tant, comme le prétend l’idéologie dominante, pour répondre à une augmentation des faits et comportements délictueux et criminels, que pour installer la thématique sécuritaire au coeur même de la gestion de cette société. Cela passe bien évidemment par une instrumentalisation de l’insécurité proprement dite à des fins répressives, mais également par le renforcement des dépendances et précarisations de tous genres devant les dangers, risques et catastrophes qui menacent (ou menaceraient) la dite société.
En revanche, sur l’art (et la poésie), des allers et retours sont nécessaires pour aborder cette carte sous les angles requis : depuis l’hypothèse d’une “fin de l’art” à celle de son dépassement ou de sa réalisation dans un devenir révolutionnaire, en passant par diverses occurrences que recouvrent les termes modernité et postmodernité, ou encore par la capacité (dans le sens d’une nécessité) pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant à l’instar de ce que revendiquaient et préconisaient les surréalistes. Les limites de cet ouvrage ne nous permettrons pas de répondre à toutes les questions posées dans ce chapitre. Tout comme il n’est nullement certain que des réponses complètement satisfaisantes pourraient être malgré tout données en raison du caractère hétérogène du sujet.
Enfin la troisième carte remet en perspective l’ensemble de cet ouvrage en en exposant les ressorts subjectifs, et en reprenant sur le mode approprié, de l’éthique donc, les raisons qui une fois de plus nous entraînent à dire en quoi ce monde n’est pas le notre, et ce pourquoi nous aspirons à vivre dans une société radicalement différente. Nous serons, pour ce faire, bien accompagné puisque Guy Debord, André Breton, Georges Bataille, viendront, chacun dans sa partition, traduire ce sentiment avec les mots de la révolte, du refus, de la poésie, de l’utopie, de l’excès, voire même du pessimisme ou du désespoir. Une autre façon de dire, pour conclure, que là aussi il existerait un certain point de l’esprit d’où les moments “positifs” et “négatifs” évoqués par Benjamin cesseraient d’être perçus contradictoirement.


(1) Du temps que les situationnistes avaient raison : consultable sur le site “l’herbe entre les pavés” (http://www.lherbentrelespaves.fr/)





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LES DEUX JEAN-CLAUDE (MICHÉA, MILNER) NOUS MÈNENT EN BATEAU







1) MODE D’EMPLOI POUR SABORDER LA FLOTTILLE MICHÉENNE



Jean-Claude Michéa est un étrange philosophe. Le lire donne quelquefois le tournis. Qu’on en juge. Michéa préconise la plus grande méfiance à l’égard des médias officiels et accorde sans barguigner des entretiens au Point et au Nouvel Observateur, il signe un ouvrage commun avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner tout en passant pour un penseur “radical”, il est fasciné par “l’intelligence exceptionnelle” du très élitiste Jean-Claude Milner mais défend bec et ongles le populisme, cet infatigable contempteur de mai 68 n’hésite pas à citer Guy Debord, etc., etc., etc.
Quel est donc ce Protée de la pensée, ce Fregoli de la philosophie ? Est-ce un dialecticien hors pair, capable de réconcilier tous ces contraires ? Ou la dernière des baudruches à la mode ? Ou alors, tout simplement, n’est-il rien de tout cela : mais un gars bien ordinaire, comme dirait Charlebois, amoureux du football et des plaisirs de la plage, que les hasards de l’existence et de l’édition auraient propulsé sur le devant de la scène ?
Le lecteur des Essais, articles et lettres de George Orwell qui entamerait la lecture des publications de Jean-Claude Michéa par celle de son premier ouvrage, Orwell anarchiste tory, et la poursuivrait par (citons dans l’ordre) L’enseignement de l’ignorance, Impasse Adam Smith, George Orwell éducateur, L’empire du moindre mal et La double pensée aurait de bonnes raisons de s’interroger. Avait-il bien lu les six épais volumes d’essais de l’écrivain anglais ? Ne serait-il pas quelquefois passé à coté de son sujet ? Retournons la question. En se référant de livre en livre, continuellement, voire obsessionnellement à la notion proposée par Orwell de common decency, Michéa ne sollicite-t-il pas le texte orwellien au point d’en forcer le sens ?
A cette objection, Bruce Begout, l’auteur d’un ouvrage paru en 2008 aux édition Allia, De la décence ordinaire, a déjà répondu. Dans ce petit essai Begout, qui traduit “common decency” par “décence ordinaire (et non “honnêteté” ou “moralité”) précise qu’il faut également entendre là “un comportement social et une certaine forme d’estime de soi”. Il ajoute (nous en venons à notre objection) qu’il trouve “regrettable que la traduction française des Essais, articles et lettres (par ailleurs remarquable) n’ait pas rendu la “common decency” par une formule unique, effaçant ainsi l’unité d’un concept central”. Certes, mais les traducteurs pourraient lui répondre qu’il n’y avait justement pas là matière à conceptualiser : qu’ils ont traduit Orwell au plus près, au plus juste, en conservant à cette notion de common decency son contenu équivoque. D’ailleurs Begout l’admet quelques pages plus loin en reconnaissant, “on le voit, il n’est pas simple de définir la décence ordinaire, dans les différents emplois qu’il en fait, Orwell n’en donne une définition univoque”. Ce qui entre pour le moins en contradiction avec ce qu’il écrivait plus haut. Ne lisant pas l’anglais, ni ne disposant d’une édition originale de ces Essais..., j’en resterais là. Cependant, là où Begout hésite, malgré tout, à faire de cette common decency un concept, Michéa, sans pour autant le formuler explicitement, n’a pas lui l’ombre d’une hésitation.
J’en viens donc au premier ouvrage publié par Jean-Claude Michéa, Orwell anarchiste tory. Dans ce livre Michéa revient plusieurs fois sur la common decency. Elle se trouve d’abord définie par “ce sens commun qui nous avertit qu’il y a des choses qui ne se font pas”. L’auteur ajoute plus loin qu’il s’agit également d’une “perception émotionnelle que quelque chose n’est pas juste”. Autre précision : “La common decency inclut donc aussi bien les formes modernes du sens éthique (...) que les formes d’obligation sociale plus traditionnelles, et les moins individualisées (...) Orwell y adjoint même explicitement des choses telles que l’affection, l’amitié, la bonté et même la politesse ordinaire”. Enfin citons deux dernières occurrences, plus ciblées : en premier lieu Michéa évoque l’intellectuel dont la “révolte, on le voit, n’a nullement pour ressort la common decency des prolétaires” ; quand la seconde traite du “principe de cette immense normalisation culturelle (qui) a pourtant été - Orwell l’avait prévu - la déconstruction méthodique de la common decency, devenue avec le temps, l’exercice obligé de toute pensée de gauche”.
Ceci posé, une rapide présentation de l’oeuvre de George Orwell n’est pas inutile. Distinguons d’abord l’écrivain et romancier, l’auteur de deux livres essentiels, La ferme des animaux et 1984 qui n’ont pas besoin d’être commentés. J’y adjoins Hommage à la Catalogne : cet indispensable témoignage sur la guerre d’Espagne. Le reste de la production littéraire et romanesque d’Orwell n’a pas la même notoriété. Cela semble dommage pour Et vive l’aspidistra ! : un roman étonnant, surprenant pour qui ne connaîtrait de l’écrivain anglais que ses deux derniers et célèbres ouvrages. George Orwell, le penseur, essayiste et critique, est aujourd’hui mieux connu en France depuis la publication des Essais, articles et lettres. Ce second Orwell parait plus problématique que le précédent. Pas tant le critique du totalitarisme - où ces deux Orwell d’ailleurs se confondent, (et au sujet duquel, mais avec d’autres moyens, l’auteur de 1984 figure, aux cotés d’Hannah Arendt parmi les penseurs ayant le plus contribué à la compréhension de ce phénomène) - que le penseur et vulgarisateur de cette fameuse common decency.
J’ajoute qu’il existe aujourd’hui comme une sorte d’interdit critique au sujet de George Orwell (et ceci dans des camps diamétralement opposés, ce qui ne manque pas d’intérêt). Je n’évoque nullement, il va de soi, les réponses à des articles visant à salir l’homme par la mention de propos prétendument délateurs. Orwell n’échappe cependant pas à la critique : quelques uns de ses essais et articles sont discutables, pour ne pas dire plus. La figure de “saint laïque” que d’aucuns font d’Orwell eut certainement indisposé l’auteur de La ferme des animaux (par delà, j’imagine, l’amusement d’une telle découverte).
Le livre de Bruce Begout, on l’a vu, aborde sous l’angle de la common decency l’oeuvre de George Orwell. L’empathie dont fait preuve l’auteur ne l’empêche pas pour autant de porter sur l’écrivain anglais un regard contrasté. Begout apporte la précision suivante : “La common decency est la faculté instinctive (pour l’homme ordinaire) de percevoir le bien et le mal. Elle est même plus qu’une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal”. Si pour Orwell, d’après Begout, les hommes ordinaires ne sont pas exempts de défauts (Orwell se plaint de leur apathie à défendre la liberté de la presse, de leur attentisme, ou de leur apolitisme), en revanche leurs qualités typiques (retour sur la common decency définie ici à travers “le sens du partage, l’entraide entre les gens simples, la méfiance vis à vis toute autorité”) les distingue fondamentalement, poursuit Begout, des intellectuels. D’où cette opposition chez Orwell, indispensable, entre la décence des gens ordinaire et l’indécence des intellectuels.
L’anti-intellectualisme de George Orwell ne se confond pas, précise Begout, avec celui de la droite réactionnaire accusant l’intellingentsia d’être responsable de la décadence morale et du déclin de la société. Orwell reproche aux intellectuels d’être coupés du monde de la vie quotidienne, de vivre dans le monde des idées, et donc de privilégier avant tout l’idéologie : ce qui les entraînerait à mépriser des valeurs aussi fondamentales que la liberté et la moralité avec comme conséquence dans les années trente l’enrôlement des intellectuels dans les partis totalitaires. Begout reconnaît cependant qu’Orwell “scrute cette continuelle mainmise de la “mentalité totalitaire” chez les intellectuels avec une persévérance qui frise parfois l’obsession”. Sans vouloir pour l’instant entrer dans le débat je résumerai ces propos par la formule suivante, d’Orwell : “Les gens ordinaires vivent toujours dans un monde de bien absolu et de mal absolu, monde dont les intellectuels se sont depuis longtemps détachés”.
Tout ceci n’est pas fondamentalement faux mais cette vision pour le moins schématique, des gens ordinaires et des intellectuels, n’échappe pas à la caricature, voire au manichéisme. C’est prêter plus de vertus aux dits “gens ordinaires” qu’ils n’en ont dans la réalité et c’est en retour forcer le trait en ce qui concerne les intellectuels, groupe hétérogène s’il en est. Que recouvre par exemple la terminologie “gens ordinaires” ? A lire Orwell on constate que cet emploi relève d’une géométrie variable. Même chose pour les intellectuels. D’ailleurs ne nous méprenons pas : le cursus universitaire du futur George Orwell, puis son activité d’écrivain et d’essayiste en font un intellectuel. Begout émet l’hypothèse que l’enrôlement d’Orwell dans la police birmane, puis, par la suite, la volonté du jeune écrivain de partager la vie (le temps d’une ou plusieurs expériences) des plus démunis participe d’une “stratégie d’abaissement” sur un mode expiatoire. Les éléments biographiques le confirment. On peut aussi évoquer quelque “haine de soi” durant ces années où l’écrivain Orwell se cherche encore. Celle-ci n’a cependant pas perduré contrairement à l’antienne anti-intellectualiste.
Sur un plan plus théorique, l’opposition entre “gens ordinaires” et “intellectuels”, formulée de la sorte, est-elle pertinente ? Pourquoi Orwell ici en l’occurrence ne raisonne-t-il pas en terme de classes sociales ? L’adhésion au totalitarisme concerne-t-elle les seuls intellectuels ? Il ne semble pas que de ce point de vue là la situation ait été sensiblement différente entre la Grande Bretagne et la France. Les centaines de milliers d’adhérents aux différents partis communistes européens ou ceux qui vinrent grossir les rangs des partis et des milices fascistes et nazies appartenaient en grande majorité aux “gens ordinaires”. On peut supposer (sinon on n’y comprend plus rien) qu’ils avaient par la même occasion abandonné toute forme de décence ordinaire, pour parler comme Orwell. Ce qui n’est pourtant pas complètement sûr en ce qui concerne les communistes à lire Michéa. Une seule certitude : Orwell a besoin de mettre en valeur la décence des “gens ordinaires” pour mieux l’opposer à l’indécence des intellectuels.
Dans son petit essai, Bruce Begout aborde la question de la moralité en notant que “parfois, Orwell cède trop facilement à la tentation d’instituer cette moralité ordinaire en critère de jugement absolu”. L’écrivain anglais, que ne choque nullement chez Henri Miller ou James Joyce la “vulgarité sexuelle”, devient plus que réticent à l’égard de James Hadley Chase. Citons ici l’un de ses articles les plus connus, Raffles et Miss Blandish : où le célèbre roman de Chase se trouve qualifié de “fascisme à l’état pur” en raison de son penchant à considérer comme normales et moralement neutres, voire admirables des scènes parfaitement immorales. Encore plus significatif, dans un article de la même année (1944) consacré à Salvador Dali, Orwell, commentant l’autobiographie du peintre (Le secret de la vie de Salvador Dali ), parle d’un “livre qui pue” non pas pour les raisons qui ont fait exclure Dali du groupe surréaliste (sans parler de son ralliement ensuite au franquisme), mais, précise Orwell, parce qu’il est dirigé contre “la santé d’esprit et la simple décence (...) contre la vie elle-même”. Pour l’écrivain anglais “de tels individus sont indésirables, et une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué”. Sans commentaires ! En toute logique Orwell aborde ensuite la question de “l’immunité artistique” qu’il illustre, en reprenant le discours des défenseurs de l’art (ce qui vaut lieu de condamnation), par “l’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires”.
Certes, Dali est indéfendable sur de nombreux aspects (nous savourons, rapporté par Orwell, le propos de Dali expliquant que la projection de L’Âge d’or fut interrompue par des voyous : on sait que ces “voyous” appartenaient en réalité à cette extrême-droite pour qui Dali aura plus tard quelque sympathie) mais pas sur ceux que George Orwell cloue au piloris : lesquels relèvent de l’activité fantasmatique et du geste créateur (même s’ils mettent en jeu des perversions ou s’appliquent à les décrire). J’en resterai là pour l’instant, quitte à y revenir dans la troisième partie. Citons quand même, vers la fin de l’article sur Dali, la phrase suivante : “Des phénomènes tels que le surréalisme (...) participent de la décadence bourgeoise (...) un point c’est tout” (ceci au nom, une fois n’est pas coutume, de la “critique marxiste”). Le P.C.F. à la même époque ne s’exprimait pas autrement.
Sans doute, ces deux articles cités, nous comprenons mieux les raisons de la focalisation d’Orwell sur cette “indécence des intellectuels” (ou prétendue telle). D’ailleurs Begout ne parait pas tout à fait à son aise dans ce registre et préfère repartir sur des bases à priori plus solides : celle par exemple de la “répugnance populaire envers la violence et la perversion” dont il nous dit qu’elle “n’est pas le reflet d’un esprit petit bourgeois mais le témoignage d’une décence naturelle”. Nous voulons bien. Pourtant comment expliquer, du temps d’Orwell déjà, le succès auprès du public populaire d’une presse flattant et encourageant chez le lecteur des penchants plus ou moins conscients pour la violence et la perversion ? Il serait plus judicieux de remarquer, pour finir là-dessus, que la violence et les perversions sont les choses les mieux partagées du monde. Mais les uns (“gens ordinaires” disons) et les autres (les intellectuels, pour simplifier) n’y ont pas le même accès ou l’intègrent différemment. Les vaches sont bien gardées : l’art pour les seconds et la presse à scandale ou sensation (en y ajoutant aujourd’hui le people et la télé réalité) pour les premiers.
Cette common decency, pour revenir à Jean-Claude Michéa, n’apparaît qu’en une seule occasion dans L’enseignement de l’ignorance. En revanche, dans ses quatre livres suivants, Michéa revient souvent sur cette notion. En règle générale il reprend ou développe les définitions proposées dans Orwell anarchiste tory (que j’ai citées plus haut). Au fil des ouvrages Michéa tient à bien distinguer common decency et “idéologie du bien” (la seconde relevant d’un “catéchisme moralisateur” émanant d’une église ou d’un parti pour cautionner leur pouvoir) ; d’autre part il lui importe d’associer la common decency au principe de moralité proposé par Mauss dans son Essai sur le don (soit ici “ces capacités psychologiques, morales et culturelles de donner, recevoir et rendre “). On relève cependant une légère poussée de paranoïa quand, évoquant dans Orwell éducateur l’ouvrage de Mauss, Michéa avance que “les experts contemporains sont subventionnés par tous les centres de recherche possibles pour imaginer de nouvelles réfutations définitives de L’essai sur le don “. Voilà comment on utilise l’argent des contribuables ! C’est vraiment scandaleux ! Heureusement Pecresse et Sarkozy nous promettent de faire le ménage au CNRS et ailleurs. Ne désespérez pas Michéa !
Notre philosophe agrégé, dans Impasse Adam Smith, écrit les lignes suivantes : “Il n’est guère difficile de comprendre en quoi c’est cet attachement naturel à la common decency qui a permis à Orwell, à la différence de la plupart des intellectuels de son temps, de ne jamais éprouver la moindre fascination pour la volonté de puissance des partis totalitaires”. Revenons à la fin de l’année 1936. Alors que de nombreux intellectuels européens avaient pris position contre le stalinisme (pour s’en tenir à ce seul aspect), la question n’était pas encore réglée pour Orwell. Ses sympathies politiques allaient plutôt à la gauche anticommuniste, et plus particulièrement à l’Indépendant Labour Party (que l’on pourrait avec des nuances qualifier de “trotskiste”, et auquel Orwell finit par adhérer en juin 1938). C’est donc naturellement ou logiquement que George Orwell s’engage en décembre 1936 dans les milices du POUM (proche de l’ILP). Un moment il envisage rejoindre les Brigades Internationales (contrôlées par les communistes) pour être envoyé sur le front de Madrid, plus décisif à ses yeux. Orwell fera même des démarches en ce sens. L’évolution de la situation au printemps 1937 contribue à changer la donne. Dans un premier temps les journées de mai à Barcelone, puis l’interdiction du POUM le confronteront directement aux méthodes et pratiques staliniennes et l’inciteront à prendre définitivement son parti. Tout ceci se trouve narré et expliqué par Orwell dans Hommage à la Catalogne avec l’honnêteté intellectuelle qui caractérise son auteur. Les lecteurs d’Orwell ne sont donc pas sans savoir que la prise de conscience de l’écrivain anglais eu égard le totalitarisme stalinien date de sa participation à la guerre d’Espagne, et très précisément des journées de Barcelone. Ensuite Orwell n’a pas manqué de s'y référer. Ceci devait être rappelé. Les intellectuels qui durant les années trente se sont opposés parfois violemment aux staliniens l’ont fait pour de multiples raisons, mais certes pas (nous sommes d’accord) “par attachement à la common decency”, George Orwell compris. Revendiquer la chose pour Orwell relève d’un raisonnement à posteriori et d’une lecture tendancieuse de la biographie orweillienne.
Je viens d’évoquer “l’honnêteté intellectuelle” de George Orwell en me référant à Hommage à la Catalogne. Elle ne se trouve pas pour autant absente des articles que j’ai cités plus haut même si là mon désaccord est patent (en particulier autour de la notion “d’immunité artistique”). Cependant Orwell prend quelquefois à rebrousse-poil ses commentateurs les plus bienveillants ou les plus intéressés (lesquels auraient tendance à le figer dans une posture “politiquement correcte”, ou comme Jean-Claude Michéa à traduire cette dernière en terme de common decency). Les lignes suivantes, extraites de Hommage à la Catalogne, ne sont jamais citées que je sache par nos “orweilliens” (en tout cas pas par Michéa) : “Pour la première fois que j’étais à Barcelone, j’allais jeter un coup d’oeil sur la cathédrale ; c’est une cathédrale moderne et l’un des plus hideux monuments du monde (...) A la différence de la plupart des autres églises de Barcelone, elle n’avait pas été endommagée pendant la révolution ; elle avait été épargnée à cause de sa “valeur artistique” disaient les gens. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de bien mauvais goût en ne la faisant pas sauter alors qu’ils en avaient l’occasion, et en se contentant de suspendre entre ses flèches une bannière rouge et noire”.
George Orwell, fondamentalement, n’a rien inventé. On savait avant lui que ce qu’il appelle “common decency”, à savoir la loyauté, l’honnêteté, la générosité, l’esprit d’entre-aide et la solidarité se portaient beaucoup mieux chez les “gens d’en bas” que ceux “d’en haut”. C’est autant un lieu commun que la traduction de travaux sociologiques ou de textes littéraires depuis le milieu du XIXe siècle. Cependant, même en reprenant la terminologie d’Orwell, en quoi, par delà les observations sociologiques qui s’y rapportent, sommes nous aujourd’hui plus instruits ? Celles-ci recoupent par exemple celles faites depuis par Pierre Sansot, un sociologue atypique. Ces travaux qui ne sont pas sans intérêt n’ont pas eux la prétention d’en dire plus qu’ils ne relatent. Je n’en dirai pas autant de la common decency. Orwell n’est qu’à moitié responsable de l’utilisation qu’en fait Michéa. Pourtant, à lire ce dernier, on relève comme un écart entre la chose proprement dite et ce qu’elle produit comme effets. Il ne pouvait en être autrement lorsque, entre autres raisons, “gens ordinaires” vient se substituer à “prolétaires”. Ces qualités, relevées par Orwell - mais en insistant ici dans la liste proposée plus haut sur l’entraide et la solidarité - ne tournent pas à vide, ni ne se consument dans leur excellence quand elles viennent apporter de l’eau au moulin de la question sociale. C’est là qu’il faut reprendre et corriger Orwell en remplaçant “gens ordinaires” par “prolétaires”. Au moins ces qualités trouvent à s’exprimer à travers les diverses expressions d’un conflit social (la grève, les occupations, les manifestations, voire l’affrontement armé) opposant les “prolétaires” à la classe dirigeante (ou les gouvernés aux gouvernants).
Ce n’est là bien entendu que l’un des aspects de la question. Car aujourd'hui, en ce début de XXIe siècle, peut on encore ici parler dans les termes mêmes de George Orwell ? Ces mêmes qualités se retrouvent-elles nécessairement chez les dits “gens ordinaires” ? Orwell, me semble-t-il, apporterait de nos jours des correctifs à la notion de common decency. Sans doute accorderait-il plus d’importance au mouvement associatif, et à ces nouvelles classes moyennes qui en fournissent les plus importants bataillons. On imagine aussi qu’il prendrait davantage en considération la relation des “gens ordinaires” à la consommation en général, et aux médias en particulier. Et puis je n’exclus pas qu’il abandonnerait finalement la common decency : cette dernière se trouvant pour ainsi dire vidée de sa substance. Alors, pourquoi Michéa reprend-il dans les termes même d’Orwell cette notion de common decency dont le sens parait pourtant se réduire telle une peau de chagrin ? Non content de la reprendre Michéa la tire même du coté d’un concept. Ce qui n’était pas le cas, j’insiste, avec Orwell et permettait donc plus de souplesse dans l’expression. Oui, pourquoi ?
Il y a plusieurs explications. D’abord parce que cette common decency se trouve au coeur de la pensée de Jean-Claude Michéa. Tout le reste en découle, y compris la large place prise au fil des ouvrages publiés par la réflexion sur le libéralisme (sous le double angle de sa “civilisation” ou d’un “retour sur sa question”). Mais pour que cet édifice puisse, du point de vue de son auteur, reposer sur de solides fondations tout autre ciment que la common decency n’eut pas fait l’affaire. Le lecteur en a été plus tôt informé à travers l’exemple d’Orwell. Michéa ne revient obsessionnellement sur la décence des “gens ordinaires” que pour l’opposer à l’indécence de ces “autres” (qui selon l’angle choisi se nomment possédants, classes supérieures ou intellectuels). Ce qu’il faut bien appeler une “conception du monde” chez lui s’en ressent. Et celle que nous expose et propose Michéa n’a pas grand chose à voir avec l’émancipation (du moins telle qu’elle se trouve défendue par l’auteur de ces lignes). Mais n’anticipons pas, nous aurons tout le loisir d’y revenir.
Dans La double pensée Michéa apporte quelques éléments biographiques très instructifs. Né dans une famille de militants communistes (son père, Abel Michéa, est un journaliste sportif réputé), le jeune Jean-Claude rejoint comme il va de soi les organisations de jeunesse du P.C.F. En 1967, l’année du début de ses études de philosophie à la Sorbonne, Michéa passe dans le camp gauchiste. Deux ans plus tard il retourne au P.C.F. (le fait n’est pas courant et mérite d’être souligné). Il quittera finalement le Parti en 1976. Michéa n’est pas sans conserver quelque nostalgie de ce passé dans son évocation des militants communistes rencontrés pendant cette dizaine d’années. Par ailleurs il dit préférer avant tout “les plaisirs du football, de l’amitié et des plages montpelliéraines”. Notre auteur s’excuserait presque d’avoir écrit huit ouvrages. Un agrégé de philosophie certes (comme l’indiquent ses “quatrième de couverture”), mais qui a su conserver une fibre populaire. C’est du moins l’image que Michéa dans plusieurs entretiens tient à donner de sa personne.
Dans la préface de Impasse Adam Smith, le premier mot à apparaître en italique (et avec une majuscule, s’il vous plaît !) est Peuple. Conservons le mot pour faire état de griefs permanents chez Michéa concernant la façon dont on traite (ou maltraite) le peuple : soit dans la façon de le décrire, ou celle de le “mettre en concept”. Tout d’abord Michéa se plaint que “les élites intellectuelles et médiatiques” caricaturent les “gens ordinaires” en “beaufs” et en “Deschiens”. Guignol a changé de camp, nous dit-il, aujourd’hui ce sont les élites qui se moquent du peuple. Le personnage du “beauf”, pour lui répondre, est devenu aujourd'hui un type à part entière dans une tradition caricaturale initiée par Daumier. Le beauf existe, chacun d’entre nous l’a rencontré. Cabu a su “croquer” ce type et lui a donné ce nom (ce qui n’est pas rien !). Ce terme désigne un homme plutôt vulgaire, aux idées étroites et aux goûts discutables, rempli de préjugés, peu tolérant, peu cultivé et parfois le revendiquant, généralement chauvin et raciste, le tout baignant dans une certaine autosatisfaction. J’ajoute qu’on l’imagine plutôt amateur de football, et passant de préférence ses vacances sur les plages des bords de mer. Plus en amont, le terme BOF (beurre-oeufs-fromage), qui se rapporte à une catégorie de petits commerçants, et par extension au poujadisme pourrait lui être associé. D’ailleurs la définition proposée un peu plus haut rend la catégorie “peuple” très extensible puisque elle désignerait également de larges secteurs de la petite bourgeoisie, voire des classes moyennes (anciennes). Ne voir là qu’un effet de la malignité des “élites” à se “moquer du peuple” parait manquer du plus élémentaire sens de l’humour. J’espère que lors de l’entretien accordé en 2000 à Charlie-Hebdo (repris et remanié dans Impasse Adam Smith ) Michéa eut l’occasion hors micro de se plaindre de l’immense tort fait par Cabu auprès des “gens ordinaires”.
Les Deschiens n’appartiennent pas à l’univers de la caricature. C’est plutôt dans un registre poétique qui tient à la fois du cirque, de Jacques Tati, des chansons populaires ou de l’art brut qu’il faut replacer ce cycle. Il y a plus de tendresse que de moquerie dans le regard que l’on porte sur les personnages des Deschiens. L’incapacité de Michéa, pourtant hérault auto proclamé des “gens ordinaires”, à réfléchir un tant soit peu sur le concept de “culture populaire” parait confondante. A moins que pour lui celle-ci se trouve réduite aux seuls sports (que Michéa aime tant) : c’est dire !
Dans tous ses ouvrages notre philosophe ne manque pas de faire référence et allégeance au populisme. Le plus souvent pour se plaindre d’un détournement de sens (ou d’une manipulation ou désinformation qu’il impute aux intellectuels, ou aux “médias officiels”, voire “aux ateliers sémantiques des politologues”). Michéa pousse le bouchon un peu loin dans Orwell éducateur en allant jusqu’à écrire que le mot populisme aurait été “intégralement falsifié sur ordre (sic) par les politologues et les néojournalistes de l’ordre établi”. Mais qui donc aurait donné un tel ordre ? Michéa en dit trop ou pas assez : nous voulons des noms ! Il y aurait-il un chef d’orchestre clandestin ? Inversement Michéa prétend que le “western hollywoodien classique” (genre qu’il semble priser) exprime “quelque chose encore des valeurs de ce fier populisme américain et de sa common decency”. C’est curieux, nous ne l’avions pas remarqué. Michéa aurait plus avisé, quitte à prendre un exemple, de citer le courant folk singer (ou protest singer) en général, et Woody Guthry en particulier.
Une premier constatation. On peut difficilement nier que le mot “populisme”, qui a l’origine désignait des courants politiques américains ou russes de la seconde moitié du XIXe siècle se réclamant du peuple (mais également une école littéraire apparue en France au début des années 20 qui se proposait de dépeindre avec réalisme la vie des gens du peuple), a changé de signification. Michéa explique ce “glissement de sens” contemporain (non sans avoir indiqué préalablement que populisme désignait “l’ensemble des idées et des principes qui, en 1968 et dans les années suivantes, avaient guidé les classes populaires dans leurs différents combats pour refuser, par avance, les effets (...) destructeurs de la modernité capitaliste”) par le changement de cap opéré par le Parti Socialiste en 1983. Nous avons quitté le registre paranoïde de Orwell éducateur et la discussion redevient possible. Ne pouvant plus se situer sur le terrain de la “rupture avec le capitalisme”, poursuit Michéa, il fallait bien trouver quelque “idéal de substitution”. L’antiracisme, ajoute-t-il, y répondra principalement (aidé par “l’indispensable installation d’un FN dans le nouveau paysage politique”, celle-ci résultant de “l’institution, le temps d’un scrutin, du système proportionnel) : cette conjonction favorisant dans les “médias officiels” une traduction en terme de populisme”.
Cette analyse n’est pas complètement fausse (même si la forte montée du Front National ne s’explique pas fondamentalement par la duplicité tactique de Mitterrand : le maintien pendant vingt ans du FN à cet étiage électoral d’environ 15 % prouve si besoin était qu’il faut chercher d’autres explications) mais passe à coté de l’essentiel. Pourtant, évoquant le FN (signalons en passant que la référence à l’extrême-droite est quasiment absente des ouvrages de Michéa) notre philosophe prend en compte l’un des deux aspects de la question. Il lui manque l’autre, le plus important, à savoir la sensible perte d’influence du P.C.F. durant les années 80 et 90 : une perte d’influence à mettre parallèlement en relation avec l’émergence d’un fort FN (du moins sur le plan électoral). On sait que dans plusieurs bastions communistes (d’un électorat populaire plutôt ouvrier) de très nombreux électeurs communistes reportèrent leurs suffrages sur le FN. Cette donnée incontestable (et vérifiable du point de vue de la sociologie électorale) fut contestée par ceux que heurtait au plus fort de leurs convictions une pareille réalité. Le populisme, j’y reviens à travers la traduction d’un certain nombre de phénomènes contemporains, n’est en tout cas pas univoquement comme le prétend Michéa le mot derrière lequel les élites et consort entendent dénigrer les gens du peuple de la manière la plus maligne.
Je propose la définition suivante. On appelle “populisme” les courants de pensée apparus vers la fin du XXe siècle dans un contexte de mondialisation accélérée qui, disant parler au nom du peuple ou affirmant vouloir en défendre les valeurs, excipent des légitimes inquiétudes des classes populaires devant pareille évolution pour leur proposer une médecine et des remèdes pires que la maladie. Le populisme, d’une part participe de la liquidation du prolétariat comme sujet émancipateur visant à l’abolition des classes sociales ; d’autre part, il représente pour les élites converties à la mondialisation un commode épouvantail brandi le cas échéant pour fustiger la défense non moins légitime des avantages acquis des salariés. Cette dernière précision s’avère bien entendu nécessaire si l’on l’on prend en considération la tendance chez nos gouvernants, et plus encore chez les “experts” qui les inspirent d’amalgamer toutes les formes de dissensus qui remettraient en cause le consensus dominant (ou décrit comme tel) : de l’expression démocratique des salariés dans les conflits sociaux aux questions raciales ou religieuses.
Bruce Begout reconnaît qu’il “y a manifestement dans la pensée politique d’Orwell des penchants au populisme : sa critique des élites non-patriotiques et internationalistes, sa virulence contre le monde politique coupé du peuple, son éloge des petites gens et de leur honnêteté spontanée ; tous les ingrédients sont là pour engendrer une forme diffuse de démagogie radicale-socialiste sur la défense des petits contre les gros”. Cependant, au risque de se contredire, il affirme dans le même mouvement que ”la théorie de la décence ordinaire” constitue le meilleur antidote contre toute forme de populisme. Cette théorie (si on veut bien l’appeler telle) qui la détient ? Pas les “gens ordinaires” certes. D’ailleurs, en reprenant l’une des définitions proposées, la common decency désigne “un sens moral inné”, quelque chose de naturel donc, qui va de soi. Rien d’une théorie. Jusqu’à preuve du contraire les théoriciens de la common decency s’appellent Orwell, Michéa, Begout, pour ne citer qu’eux.
Les mineurs de la vallée du Jui, en répondant une première fois en 1990 au discours populiste de Ion Ilescu, c’est à dire en venant casser du hooligan ou de l’étudiant dans les rues de Bucarest, manquaient du sens le plus élémentaire de common decency. On peut certes parler ici de manipulation mais Ilescu n’eut pas trop à forcer son talent pour aboutir à un tel résultat. Ce “sens moral inné” n’avait pas auparavant empêché une bonne partie des “gens ordinaires” de soutenir les régimes stalinien et hitlérien. On se souvient que les opposants politiques en URSS, mais aussi les dissidents, les déviants ou tous ceux qui ne se retrouvaient pas dans la ligne étaient traités “d’ennemis du peuple”. Certains (en Allemagne, ou dans les anciennes “démocraties populaires”), à qui pour les plus âgés on ne pourrait reprocher que leur passivité durant les années nationales-socialistes ou staliniennes, regrettaient, ou disent regrettent l’un ou l’autre de ces régimes en arguant du fait qu’en “ce temps là la vie était plus décente” (sous entendu la vie matérielle) : un discours entendu au mot près, et qui n’a rien d’exceptionnel. Et oui, le même mot peut dire une chose et son contraire. Ou peut-être pas, après tout...

On le constate : la mayonnaise, cette common decency, a du mal à prendre. Pour lui donner plus de consistance, Jean-Claude Michéa va donc reprendre l’opposition faite auparavant par Orwell entre la décence des “gens ordinaires” et l’indécence de ceux que notre philosophe qualifie le plus souvent par “les intellectuels” (qui sous sa plume peut aussi bien désigner “les intellectuels de gauche”, “l’extrême-gauche du libéralisme” ou “la sociologie d’état”). On distingue deux axes critiques dans cette volonté ici chez Michéa de mieux faire ressortir l’indécence des seconds (en l’opposant il va de soi à la décence des premiers). Le premier axe reprend grosso modo le point de vue d’Orwell en matière de morale, de transgression ou de “libération des moeurs” en l’adaptant aux réalités de notre contemporainéité. J’en parlerai plus longuement dans la troisième partie. Toute réponse circonstanciée serait pour l’instant prématurée dans la mesure où elle tend à dépasser le propos de Michéa pour aborder une thématique plus globale et plus complexe.
Le second axe critique tient largement compte des réalités “sociétales” (ou prétendues telles) du monde contemporain, même si Michéa repère ici et là chez Orwell les prémices de ce que l’auteur de 1984 appelle “le crime moderne”. Dans L’enseignement de l’ignorance Michéa consacre plusieurs pages aux questions que les médias classent sous les rubriques “délinquance”, “intégration”, “quartiers sensibles”, “insécurité”. Là où d’autres évoquent des “barbares” ou la “racaille”, Michéa se réfère lui à la Caillera (soit “les bandes violentes, surgies sur la ruine politiquement organisée des cultures populaires, et qui règnent par le trafic et la terreur sur les populations indigènes et immigrées des quartiers que l’État et le capitalisme légal ont désertés”). Une telle définition charge quelque peu la barque. Mais acceptons en le principe sans pour autant souscrire à tous les détails du tableau. S’ensuivent chez Michéa des remarques justifiées sur l’intégration de cette “caillera” au système capitaliste en terme de consommation, buzness et symbolisation du pouvoir. Cependant, ces précisions apportées, un tel tableau dans son ensemble renvoie pour l’essentiel à l’univers du crime organisé. A la différence près que le “milieu”, ou plus sûrement un “nouveau milieu” aurait investi les quartiers dits sensibles, ceux où l’État se retire (du moins en partie). Le lecteur qui s’attendrait à trouver ensuite des éléments permettant de comprendre le pourquoi et le comment de cette situation en sera pour ses frais. En revanche on voit mieux où Michéa veut en venir. Partant du fait que la “caillera” est “parfaitement intégrée au système qui détruit la société”, Michéa ajoute dans la foulée : “C’est évidemment à ce titre qu’elle ne manque pas de fasciner les intellectuels et les cinéastes de la classe dominante, dont la mauvaise conscience constitutive les dispose toujours à espérer qu’il existe une façon romantique d’extorquer la plus value “.
Le plus grave n’est pas tant que ce genre de charabia ait été écrit et publié (il en existe bien d’autres !), mais que des lecteurs pourtant pas trop bien disposés à l’égard du monde tel qu’il va croient reconnaître dans les lignes précédentes quelque écho critique. Il n’y a aucun lien logique entre les deux phrases (le “à ce titre” l’illustre pour ainsi dire), et il parait inutile de “déconstruire” la seconde : son ridicule saute aux yeux de qui sait lire. A ce sujet la mention ici de “cinéastes de la classe dominante” (appelés ainsi en raison de leur fascination pour la dite “caillera”) ne manque pas de sel lorsque l’on connaît par ailleurs l’admiration de Michéa pour le cinéma hollywoodien et ses cinéastes (dépositaires d’un “art populaire” les préservant de facto de toute appartenance à la “classe dominante”). On aura compris que quand Michéa brocarde les intellectuels et les artistes ceux-ci appartiennent sans barguigner à la classe dominante tandis que dans le cas contraire (groupe limité pour les seconds au seul exemple hollywoodien) il n’en est rien. Le lecteur commence à connaître la chanson. Mais il reste encore plusieurs couplets.
Ces grandes lignes tracées, Jean-Claude Michéa concentre son tir sur ce qu’il appelle “la sociologie d’État” : la principale coupable, puisque légitimant en quelque sorte la fascination des intellectuels et artistes pour les délinquants. Passer ainsi dans le même paragraphe du mot “caillera” à celui de “délinquant” comme si de rien n’était n’a rien d’innocent. Pour l’heure Michéa entend éclairer son lecteur sur deux procédés qui permettent à la “sociologie d’État” de mieux faire passer la pilule. Tout d’abord il l’accuse de revêtir le délinquant moderne de la tunique du bandit d’honneur de jadis : une opération gratifiante sous l’angle des prestiges de la rébellion et de la révolte morale. Une indication amusante. Michéa ne cite ici que les seuls noms de Harlem Désir et Félix Guattari. Ce qui prouve que chez lui la notion de “sociologie d’État” s’avère particulièrement extensible.
Le second procédé, celui de l’élaboration par la dite “sociologie d’État” d’un paradigme du délinquant moderne, consiste à justifier l’existence de la délinquance par “l’effet mécanique de la misère et du chômage”, et par conséquent de la déligitimer (ne pas la reconnaître telle). Là nous sommes en terrain connu. L’argument a déjà servi : c’est même devenu le fond de commerce de certains “penseurs” ou “médiatiques”. Cette argumentation s’est retrouvée au coeur des campagnes électorales de 2002 et 2007. Alain Finkielkraut s’en fait l’infatigable propagandiste depuis de longues années. Michéa tient à nous faire savoir que ce paradigme a “d’abord été célébré dans l’ordre culturel “ avant de trouver “ses bases pratiques dans la prospérité économique des Trente glorieuses”. Et de citer un dénommé Charles Szlakmann, lequel aurait fourni toutes les données statistiques nécessaire dans son ouvrage La violence urbaine publié en 1992. Nous avouons ne pas connaître un si remarquable penseur. Dans ce livre (celui d’un historien et journaliste), sous titré “à contre courant des idées reçues”, l’auteur avance que ces phénomènes de violence ne sont pas pour lui associés au chômage et à la pauvreté mais relèvent du mépris de l’autre, particulièrement du plus faible. Malheureusement ce livre décisif n’a pas trouvé de lecteurs en 1992, et encore moins de commentateurs (si ce n’est le sagace et vigilant Michéa). Nul doute que la “sociologie d’État”, compte tenu des moyens démesurés dont elle dispose, s’est évertuée à établir un mur de silence autour de cette démonstration impitoyable de la vacuité des thèses de la dire sociologie sur la délinquance.
Enfin, pour terminer sur ce long paragraphe de L’enseignement de l’ignorance Michéa nous informe que “le développement de la délinquance moderne”, d’abord considéré par la sociologie officielle comme “un pur fantasme des classes populaires” (il ne cite aucun nom étant bien entendu dans l’impossibilité de trouver un auteur l’ayant prétendu : c’est pur fantasme chez Michéa), s’apparente selon lui à une “procédure gagnante pour le capitalisme” des lors qu’on le présente “comme un effet conjoncturel du chômage”. Et pourquoi donc ? D’abord cela conduirait à présenter la “reprise économique” pour la clé principale du problème. La relation de cause à effet nous échappe. Ensuite Michéa nous entretient de “la logique même du capitalisme de consommation” qu’il relie aux “conditions symboliques et imaginaires d’un nouveau rapport des sujets à la Loi” sans pour autant répondre à la question. Nous en resterons donc là. Pas tout à fait puisque, pour conclure, Michéa tient à illustrer une dernière fois la “fascination exercée sur les intellectuels bourgeois (...) par la figure du mauvais garçon” en citant Chalamov et son ouvrage Le monde du crime. Ici la référence en terme de droits communs (qui possède encore plus de force dans L’archipel du Goulag de Soljénitsyne) parait déplacée du point de vue de la fascination indiquée par Michéa. Elle renvoie chez Chalamov à l’une des fonctions du monde totalitaire. Il parait difficile de comparer ce qui est incomparable. Mais c’était en passant une manière d’opposer le vécu d’un Chalamov à la science du Collège de France. Une opposition dont la pertinence n’échappera à personne.
Les livres suivants de notre philosophe reprennent la même antienne. Sinon dans L’empire du moindre mal Michéa hasarde une hypothèse psychologisante : “le besoin de chercher à tout prix une explication purement sociologique” étant imputée à une faillite personnelle ou philosophique. Nous apprenons que l’imaginaire de nos sociologues est “structuré par une double fascination pour l’idéal de la science et un spinozisme simplifié, et pas une influence souterraine des sensibilités luthériennes et jansénistes” (sic). Plus sérieusement, nous comprenons mieux pareille hostilité à la dite “sociologie d’État” en général, et de Bourdieu en particulier quand Michéa, sans trop nous surprendre, en vient à défendre mordicus la notion de “mérite” (critiquée par Bourdieu). Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée michéenne qui renseigne mieux sur les présupposés de notre philosophe que ses explications fantaisistes ou cuistres sur “l’imaginaire des sociologues”. On pourrait d’ailleurs retourner contre lui, à des fins d’explication psychologique, son argumentation de la même manière qu’il en use avec ses habituelles têtes de turc. Il ne faudrait cependant pas croire que Michéa met tous les sociologues dans le même panier de linge sale de la “sociologie d’État”. Il en est au moins un, Paul Yonnet, qui trouve grâce à ses yeux. Il se trouve que Michéa et Yonnet sont tous deux sur la même longueur d’onde.
Plus fondamentalement (et ici un recul historique s’impose), Michéa nous devait quelque explication philosophique de la thématique traitée depuis plusieurs pages. Dans Orwell éducateur il reproche aux Lumières (et ce partant à “toute sensibilité progressiste”) de ne pas avoir “su penser le Mal autrement que comme privation . Donc, “pour un esprit moderne”, le “mystère métaphysique du crime” ne peut trouver d’explication qu’à travers les “effets du chômage, de l’ignorance, des coups reçus pendant l’enfance”, etc., etc. Nous revenons par un autre biais aux propos cités précédemment par Michéa (et d’autres). Ce dernier ajoute cependant : “Cette forclusion moderne de la question du Mal n’interdit pas seulement de poser le problème éthique sur des bases sérieuses, dans la mesure où elle revient toujours, d’une manière ou d’une autre, à évacuer la part d’implication personnelle du sujet dans ses actes (part toujours pensée, dans un discours de la Cause Excusante, comme un sentiment illusoire et mystification idéaliste)”.
Je répondrai en deux points : d’abord sur la première partie du propos de Michéa, puis sur la seconde, plus importante. L’auteur de ces lignes, ancien travailleur social (et ayant de surcroît principalement travaillé en milieu psychiatrique, mais également en maison d’arrêt) a été durant sa vie professionnelle confronté en permanence à ces “effets”. L’histoire d’un sujet, en l’occurrence, permet de comprendre comment celui-ci en est arrivé là : à venir consulter dans un service social ou de psychiatrie, ou se retrouver en prison. C’est justement en décryptant et et en prenant compte ces différents éléments que les professionnels pourront intervenir en aval en essayant de trouver, avec l’aide du sujet, des réponses adaptées à ses difficultés, à sa situation ou aux symptômes et troubles présentés. Il s’agit bien entendu d’une règle générale. Mais même en considérant chacune des exceptions celles-ci élargissent plutôt la palette de ces “effets” qu’elles ne contredisent les observations générales induites par la biographie. Tout comme il est avéré (mais qui prétend le contraire !) que le chômage, l’ignorance, la maltraitance et l’humiliation ne conduisent pas nécessairement à la délinquance. C’est même le cas de la grande majorité des personnes qui s’y trouvent, ou qui y ont été confrontées. Ceci ressort d’une évidence. En revanche, nier la réalité de ces “effets”, ne pas reconnaître qu’ils puissent constituer même l’ébauche d’une “explication” (d’ailleurs Michéa et consort substituent là par commodité le mot “excuses”) porte un nom : c’est de l’idéologie. Une fois de plus inversons la question. Pourquoi refuser de voir et d’admettre ce que les professionnels de la profession observent et constatent à longueur d’année ? Un reportage de TF 1, un article de Finkielkraut, un discours de Sarkozy, ou les résultats d’un sondage d’opinion (publié de préférence au lendemain d’un “crime crapuleux”) auraient-ils raison de l’observation et du travail sur le terrain, avec les intéressés ? Nous avons bien entendu notre idée sur la question, et l’exposerons quand il le faudra.
Le second point parait plus fondamental, philosophiquement parlant. L’argumentation de Michéa, en terme d’implication personnelle (souligné par lui), ou sa logique si l’on préfère, vaut bien entendu pour un penseur, un philosophe, un écrivain, un artiste, un révolutionnaire, enfin pour tous ceux, intellectuels, créateurs ou militants politiques, dont l’activité, la création, les écrits portent très justement la marque de cette implication personnelle. D’autant plus, il convient de le préciser, qu’elle pose la question de la responsabilité de ceux-ci et de ceux-là. Mais ce qui est vrai et vérifiable ici n’a plus la même signification dés lors que l’on quitte le chemin balisé du sujet conscient et responsable. C’est dire que la notion de responsabilité ne peut être ailleurs invoquée dans les mêmes termes. Autant, en se référant à un sujet conscient et responsable, la question morale posée par Michéa est justifiée ; autant elle prend ailleurs un caractère idéologique pour évacuer ou refouler toute explication mettant en procès le monde dans lequel nous vivons. Car c’est la question essentielle, et sur laquelle achoppent les Michéa et consort : cette société, pour le dire trivialement, a les délinquants qu’elle mérite.
On sait que cette focalisation sur le “mal” n’est pas nouvelle. Depuis longtemps elle exprime la position de ceux qui, excipant d’une “mauvaise nature de l’homme” (encore plus mauvaise quand on descend dans les classes inférieures), s’efforcent d’accréditer le fait que toute volonté de transformer le monde s’avère non opératoire et inutile de part cette “mauvaise nature de l’homme” et ce “mal” organiquement liés à la condition humaine. Cela ne constitue pas fondamentalement une nouveauté d’entendre ce discours repris par une partie de nos élites intellectuels ou du personnel politique (la gauche ayant ici rejoint la droite même si elle donne l’impression d’avoir le cul entre deux chaises). Rien de plus normal chez ceux dont les positionnements philosophique et politique s’accordent sur la manière d’aborder cette question, celle du “mal”. Laquelle, faut-il le préciser, ne connaît pas de meilleure réponse en matière de délinquance que celle de la répression : protéger la société en punissant sans état d’âme et de manière exemplaire des sujets délinquants tenus responsables de leurs actes. Michéa, qui partage en amont ces analyses et constats, ne va pas pourtant jusqu’au bout des conséquences que les premiers réclament et nécessitent. Pourquoi le plus gros du chemin fait, s’arrête-t-il au moment de conclure ? Ce n’est pourtant pas que je sache par prudence flaubertienne. D’un point de vue moral nous pourrions le qualifier de “faux cul”. Allons, encore un petit effort camarade Michéa ! Cela coûte peut-être la première fois. Mais vous verrez, d’aucuns vous le confirmeront (parmi nos ex : communistes, gauchistes, radicaux), comme on se sent soulagé, après !
Aux habituels griefs de Jean-Claude Michéa (sur la question scolaire et la délinquance) viennent s’ajouter ceux concernant le rapport à l’immigration et aux sans-papiers. Ici l’auteur concentre son tir sur Réseau-Sans-Frontière. Il ne le fait pas frontalement comme un vulgaire politicien de droite s’insurgeant contre les entraves à l’application de la politique de l’immigration votée par une majorité de français. Dans l’analyse michéenne RSF devient l’un des agents indirect de ce nomadisme induit par les “nouvelles formes capitalistes du déplacement et de la force de travail”. Sur ce terrain sensible on découvre un Michéa pris entre le désir de se lâcher et une certaine prudence (de ne pas trop donner de prise à l’adversaire).
Une dernière donnée, pour compléter le tableau esquissé jusqu’à présent, concerne la famille. Il peut paraître étrange de trouver sous la plume d’un penseur se disant volontiers “radical” (selon la définition donnée par Marx) des propos à ce point alarmants sur la délitescence de la famille. Certes Michéa n’arbore pas son familialisme à la boutonnière. On remarque qu’il s’abstient de citer ici Engels (convoqué dans d’autres pages sur son analyse du lumpenprolétariat) qui a pourtant écrit un ouvrage classique sur la question. Mais, histoire de retomber comme d’habitude sur ses pieds, Michéa rend le capitalisme responsable de cette délitescence. Cependant la manière que prend cette défense et illustration de la famille (en opposition au nomadisme et au monde sans frontière des “penseurs de l’extrême gauche”) nous remet fâcheusement en mémoire une certaine formule : “Je préfère ma fille à ma nièce, ma nièce à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc.”. Ne nous méprenons pas ! Michéa ne va pas chercher ses références chez le Pen mais dans la psychanalyse (en précisant qu’il s’agit là du “dernier Michéa” : celui de L’empire du moindre mal ou de La double pensée, davantage branché sur certaines théorisations psychanalytiques). Les militants de cette “extrême-gauche libérale” (soit la détestation des détestations pour Michéa), que tout oppose à “l’homme oedipien”, ne peuvent que renvoyer (les “progrès du capitalisme aidant” précise l’auteur) au “meurtre du père et à la soumission parallèle à une mère dévorante“. D’ailleurs cette référence matriarcale n’est pas sans rencontrer un certain succès auprès du “dernier Michéa” : elle se trouve régulièrement associée à “l’inconscient de la gauche extrême”. Qui eut dit que la common decency menait à une certaine idée de l’ordre symbolique ! Mais laissons là la psychanalyse pour l’instant.
L’argumentation de Jean-Claude Michéa prend parfois un aspect boutiquier (la boutique philosophique contre la boutique sociologique) qui l’entraîne à tenir sur la seconde les propos caricaturaux que l’on a relevés. La mention réitérée de livre en livre d’une “sociologie d’État” ou “sociologie officielle” - dont Michéa exclurait tout sociologue qui ne chercherait pas d’excuses aux délinquants, ou qui remettrait en question le manque d’autorité à l’école ou ailleurs, ou qui ne chercherait pas à justifier la présence d’une immigration irrégulière sur le sol national, ou qui se plaindrait du délitescence des liens familiaux - finit par lasser. Ceci n’a rien d’original : c’est même devenu l’un des pont-aux-ânes de certains penseurs médiatiques. N’appartenant ni à l’une ou l’autre de ces “boutiques” je répondrai d’abord de manière générale sur la sociologie avant de m’attarder plus longuement sur un événement étrangement absent des derniers ouvrages de Michéa, à savoir les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises.
Dans sa critique de la sociologie Michéa aurait été plus inspiré de se référer à un numéro de la revue Lignes intitulé “Crise et critique de la sociologie” (publié en 1999), et en particulier à l’article de Henri-Pierre Jeudy (sociologue et philosophe, il faut le souligner), “L’esthétisme des sciences sociales”. Comme le précise Jeudy : “La violence critique qui semblait inhérente à l’écriture sociologique elle-même, qui tirait sa puissance d’une volonté, désormais tenue pour idéologique, de changer radicalement la société, a perdu son sens utopique, la sociologie affichant sa fonction d’aide à la gestion de la collectivité ou son rôle thérapeutique par la compréhension et la production du lien social”. Le rôle, étant alors assigné à la sociologie, relevant d’une meilleure gestion de la société. A vrai dire Michéa n’aborde nullement la sociologie de ce point de vue critique. On imagine également que la revue Lignes n’est pas sa tasse de thé. La critique michéenne (si l’on peut dire) vise davantage Laurent Mucchielli et le courant auquel ce sociologue appartient, qui, contrairement à ce qu’affirme Michéa, ne se situe pas en “pôle position” dans le domaine des sciences sociales. Il parait certain que les travaux de Mucchielli et ses ses amis - lesquels tendent à s’inscrire en faux contre l’opinion dominante (que les médias influents, des intellectuels décomplexés, et des politiciens intéressés façonnent à coup de fausses évidences) en matière d’insécurité, de violence à l’école et d’association entre immigration et délinquance - insupportent particulièrement Michéa. Pour y voir un peu plus clair faisons un détour par les émeutes de l’automne 2005.
Dans un texte écrit en janvier 2006 (“Remarques sur les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises” (1), j’essaye de faire la part des choses entre une analyse en prise directe sur ces émeutes et celle que m’inspire cet événement (sous toutes ses occurrences) dans le contexte plus global de notre monde contemporain. Si en premier lieu j’entends donner raison aux émeutiers (en incluant le soutien aux personnes inculpées et la demande d’amnistie pour celles faisant l’objet d’une condamnation), en second lieu ma réflexion devient plus problématique. Dans le premier cas je l’exprime ainsi : “Les jeunes émeutiers, majoritairement noirs et arabes, par delà les discriminations raciales exprimaient à travers leur révolte le sentiment plus ou moins diffus de la plupart des habitants des quartiers dits sensibles, à savoir le refus d’une “vie de merde” dans ces marges de la société les plus directement confrontées à la dégradation des conditions d’existence. Ces mêmes habitants le traduisaient à leur façon quand, tout en se plaignant de l’incendie de leur véhicule ou de la destruction de l’école du quartier, ils disaient comprendre les émeutiers”. Dans le second cas il me fallait me confronter au terme récurrent d'intégration. Ici mon analyse pourrait rejoindre celle de Michéa quand, pour ma part, j’évoque une ”intégration réussie” en précisant : “Les “jeunes de banlieue” sont aussi les enfants de ce monde. Celui du “bonheur dans la consommation”, de TF1 et de M6, des séries américaines, des fast food, de la bagnole, de la pub, des marques. le rap représente un bon indicateur de cette ambivalence. D’un coté nous sommes confronté à une parole de révolte, celle là même qui s’exprime en actes durant l’automne 2005 ; de l’autre nous nous déplaçons dans un univers célébrant sans barguigner le règne de la marchandise”.
C’est vouloir reconnaître que le “jeune de banlieue” peut être ceci et cela : un émeutier et un “consommateur moderne”. Il vaut mieux parler d’ambivalence que de contradiction pour comprendre les raisons ici de la révolte et là de soumission au monde de la marchandise. Il y a donc un double écueil à éviter : magnifier la première sans tenir compte de la seconde limite l’exemplarité à la seule expression idéale du phénomène ; se focaliser sur la seconde laisse la porte ouverte à toutes les interprétations qui, en terme de prise en otage des quartiers par les caïds de la drogue ou de manipulation islamiste, se sont exercées au déni de réalité tout au long de ces semaines d’émeutes.
C’est d’ailleurs là que nous retrouvons Michéa. Son long paragraphe de L’enseignement de l’ignorance, “La caillera et son intégration”, représente en quelque sorte les prémices de ce que d’aucuns dirons, écrirons, et prétendront pendant et après les émeutes de l’automne 2005. Certes Michéa peut toujours, pour établir un lien historique entre l’ancien lumpenprolétariat et l’actuelle caillera reprendre une citation connue (et discutable) de Marx et une autre moins connue (mais encore plus discutable) d’Engels. Reconnaissons cependant que Michéa ne fait pas volontairement l’amalgame entre jeune de banlieue et délinquant. En cela il s’avère plus prudent que Jaime Semprun (auquel Michéa, à la fin de l’ouvrage précité, rend un hommage mérité car sa démonstration se trouve en partie empruntée à L’abîme se repeuple de Semprun) qui lui appelle “barbare” la “jeunesse sans avenir des cités”.
Ceux qui, à l’instar des Finkielkraut (2), Michéa et consort, se plaignent depuis de longues années de la complaisance, voire de la fascination d’une partie des intellectuels ou artistes envers les délinquants (des plaintes qui trouveront la réponse politique la plus adaptée dans le discours de Sarkozy à Bercy du 29 avril 2007), ne citent jamais le magistral ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses. On les comprend ! Chevalier y relève en quelque sorte la naissance du “sentiment d’insécurité” avec la parution en 1825 du premier numéro de La gazette des tribunaux : “Du jour au lendemain les parisiens, trouvant rassemblés dans ces pages une masse de faits qu’ils apprenaient jusqu’alors en ordre dispersé, eurent l’impression - disons la certitude - que la capitale était encore moins sûre qu’ils ne le pensaient et que de véritables bandes de voleurs, nombreuses et organisées, menaçaient leur sécurité”. L’instrumentalisation proprement dite de ce “sentiment d’insécurité” par le pouvoir politique viendra beaucoup plus tard. Il faudra attendre le début du XXIe siècle (avec le premier gouvernement Raffarin de la seconde présidence Chirac, et la diligence du ministre de l’Intérieur Sarkozy) pour s’en servir comme d’un “mode de gouvernement”. En cela il avait été précédé et préparé par la surenchère électoraliste entre Chirac et Jospin sur ce “sentiment d’insécurité” : le premier, alors en perte de vitesse, jouant une toute autre carte que celle, usée jusqu’à la corde (la fracture sociale) de 1995 ; et le second poursuivant logiquement le chemin balisé depuis le colloque de Villepinte de 1997 (date de l’aggiornamento du P.S. sur les “questions de sécurité”). A ce jeu la droite, mieux préparée, plus crédible et plus décomplexée ne pouvait que l’emporter. Tout ceci est bien connu. On sait aussi que ces discours sécuritaires trouvaient une explication, ou se justifiaient par la présence, sur le plan électoral, d’une forte extrême-droite. Fabius, auparavant, avait ouvert la boite à pandore en déclarant que le FN apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. C’était faux bien entendu : les questions s’avéraient déjà fallacieuses. En revanche, pas ou peu de commentateurs ont relevé que la mise sur orbite de ce discours sécuritaire avait été effectuée dans les lendemains du mouvement social de 1995. Cela n’est pourtant pas anodin.
La délinquance dite juvénile ne date certes pas d’hier. Mais durant les années 60 elle va pour la première fois connaître une forte exposition médiatique à travers l’apparition de bandes d’adolescents appelés “blousons noirs”. Un phénomène qu’il convient de mettre en relation avec les débuts du rock’n’roll dans l’hexagone et la montée en puissance des adolescents comme nouveau public de consommateurs. Ces blousons noirs appartiennent majoritairement à la classe ouvrière. La société dite d’abondance créait de nouveaux besoins qui ne pouvait être satisfaits que de manière partielle par la jeunesse des milieux populaires. D’où l’importance à l’époque des délits tels que le vol de cyclomoteurs ou de voitures. La présence de ces bandes est elle liée à la politique urbanistique du début du gaullisme, celle des grands ensembles. Un film mineur de Marcel Carné, Terrain vague, l’illustre bien sur le plan sociologique.
C’est là qu’il faut faire retour sur Classes laborieuses et classes dangereuses. Comme introduction à son livre III, “Le crime, expression d’un état pathologique considéré dans ses effets”, Louis Chevalier, partant de l’accroissement et du remaniement démographique de la population parisienne durant la première moitié du XIXe siècle, observe que la population ouvrière (qui bénéficie d’une importante immigration provinciale), déjà reléguée dans un espace géographique, l’est également sur le plan symbolique : “sinon dans la condition criminelle, du moins aux confins de l’économie, de la société et presque de l’existence, dans une condition matérielle, morale et fondamentalement biologique qui est favorable à la criminalité et dont la criminalité est une possible conséquence”. D’où, pour Chevalier, les lignes suivantes, en forme de constat : “En marge de la ville et pour ainsi dire aux frontières de la condition criminelle, cette population l’est dans les faits ; mais elle l’est aussi, d’autre part, dans l’opinion concernant ces faits et qui est elle-même un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles cette population adopte à tous égards, dans son genre de vie, dans son attitude politique ou religieuse, dans son existence privée ou publique, un comportement qui correspond à l’opinion qu’on en a, à ce qu’on veut qu’il soit, à ce qu’elle accepte elle-même qu’il soit, volontairement ou passivement, par la force de cette opinion collective, par la soumission à cette universelle condamnation”.
Il fallait citer entièrement ce magistral et très éclairant passage qui n’est pas sans renvoyer, comme nous le verrons plus tard, à notre “bel aujourd’hui”. Louis Chevalier relève ensuite dans ce livre III, parmi les nombreux exemples proposés, ceux des “mauvaises moeurs ouvrières” (en particulier le concubinage dont les pratiquants savent qu’il “est un état contraire aux règles de la morale et aux coutumes de la société, mais qui en raison de la généralisation de cette pratique autour d’eux, qu’ils relèvent à dessein, les absous du “reproche d’immoralité””), l’ivrognerie et de nouveaux modes de mendicité. On jette plus volontiers l’ostracisme sur les nouveaux venus à Paris (l’immigration est constante dans la première moitié du XIXe siècle) que sur la population parisienne “de souche”. Ce sont les premiers que l’on désigne plus communément sous les vocables “barbares”, “misérables”, “sauvages” et même “nomades”. Le baron Haussmann déclare que Paris appartient à la France et pas aux parisiens de naissance et encore moins aux parisiens d’adoption, cette “tourbe de nomades”. Le mot “populace” rencontre un certain succès lorsqu’il s’agit de confondre les groupes populaires et criminels. Chevalier, commentant l’absence de frontière entre ces groupes, donc rassemblant plus que séparant, précise que ces groupes sociaux “dont l’affectation est incertaine” appartiennent “aux classes laborieuses assurément, mais d’un labeur abject ou considéré comme tel, et auxquels la plupart des descriptions criminelles de ce temps n’hésitent pas à emprunter le plus communément leurs exemples”.
Les analyses de Louis Chevalier, je l’ai déjà souligné, prennent d’autant plus de résonance qu’elles retrouvent aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années disons, un regain d’actualité. A la différence près que ces “classes dangereuses”, qui désignaient à Paris dans la première moitié du XIXe siècle une classe ouvrière revue et corrigée pour les besoins de la cause que l’on sait, renvoient de nos jours à la jeunesse vivant dans les banlieues populaires des grandes villes (avec une focalisation sur la région parisienne qui n’a pas été démentie par les émeutes de l’automne 2005). Sur ces “nouvelles classes dangereuses” on trouvera maints commentaires des Haussmann, Thiers, Fragier, Duchatel et Richerand de notre époque, reprenant des épithètes empruntées à la bourgeoisie du premier XIXe siècle (qui avaient pourtant disparu du langage des dominants depuis 1848 !), les stigmatisant : certains parlant de “barbares”, d’autres de “sauvageons”, ou encore de “racailles” (en reconnaissant que ce dernier mot doit davantage sa fortune à Sarkozy qu’à l’un des personnages cités : au XIXe siècle on utilisait son synonyme “canaille”). En référence à ces bandes violentes dont les médias et les politiques amplifient la dangerosité, Chevalier consacre plusieurs pages aux violences compagnonniques qui opposaient dans la première moitié du XIXe siècle des sociétés rivales. Une violence réelle certes, mais déjà une violence montée en épingle par la presse de l’époque et stigmatisée par les “honnêtes gens”.
Un lien également peut être fait entre la violence juvénile et ce phénomène de bandes dans l’ouvrage savoureux de Bertrand Rothé, Lebrac, trois ans de prison. Ce livre reprend l’action et les personnages du roman La guerre des boutons (de l’excellent Louis Pergaud) pour les transposer dans la France d’aujourd’hui. D’où il en découle un enchaînement de faits (dépôt de plainte, examen aux urgences médico-judiciaires, interpellation policière au Lycée, garde à vue, audition filmée, menace d’une inculpation pour “violence avec arme par destination”, nuit passée au dépôt du Palais de Justice, rencontre avec l’éducateur du tribunal, convocation avec les parents dans le bureau du juge pour enfants, inculpation pour “violence ayant entraîné une ITT de plus de huit jours avec armes”, placement en liberté surveillée, suivi éducatif, etc., etc.) à coté duquel le moindre parcours de combattant relève de la plaisanterie. On me répondra que la France de 2009 n’est plus celle de 1912. Certains des intervenants de la chaîne en question objecteront qu’ils sont là - en s’en excusant ou en le justifiant, selon les points de vue - pour répondre à la demande de la société. Sans doute, mais de quelle nature est cette demande, et pour quelle société ? La réponse nous intéresse, forcément.
Si aujourd’hui comme hier on ne saurait nier l’existence d’un potentiel de violence chez les uns, les ouvriers du XIXe siècle, et les autres, la jeunesse populaire des banlieues, en revanche, pour reprendre un mot qui fait florès, l’insécurité (du moins telle qu’elle est présentée et problématisée dans le débat public) renvoie à un mythe (pour parler comme Pierre Tevagnan) ou à une construction idéologique. Nous entrons dans le registre de la manipulation. Celle des chiffres, qui reflètent plus la réalité de l’activité policière que celle de la délinquance. En demandant bien entendu aux policiers de faire du chiffre, davantage de chiffre pour gonfler les statistiques. La forte présence, parmi les infractions relevées, d’outrages à agent vérifie plus l’augmentation sensible des contrôles policiers (sans parler d’un seuil de tolérance policier devenu ridiculement bas en Sarkozie) que la montée des incivilités. On remarque également que la violence patronale (observable à travers de multiples infractions au code du travail) suscite moins l’intérêt de la justice que lorsque cette violence émane des milieux défavorisés. Comme le relève Pierre Tevagnan les mots “violence” et “délinquance” ne sont pas interchangeables et désignent des réalités différentes. L’amalgame “permet d’imposer sans le dire une thèse implicite” : celle selon laquelle le “premier mot de travers” ou la “première incivilité” mènent inéluctablement, selon une progression continue, à la délinquance, voire la criminalité. Cela vaut aussi pour des “problèmes de société” du type de ces “tournantes” très médiatisées au tout début de ce siècle. Une focalisation qui a depuis fait long feu : cette “mise en scène médiatique”, initiée pour ne pas dire instrumentalisée par l’association Ni pute ni soumise, s’étant progressivement dégonflée devant l’examen des faits et les verdicts des cours d’assise.

Jean-Claude Michéa serait socialiste. Le socialisme dans lequel se reconnaîtrait notre philosophe remonte aux premiers temps de la doctrine, ceux d’un “socialisme originel” dont le principe selon Michéa exclut tout clivage gauche / droite. Ce socialisme originel étant pour l’auteur la “traduction en idées philosophiques des premières protestations populaires (luddistes et chartistes anglais, canuts de Lyon, tisserands de Silésie, etc.) contre les effets humains et écologiques désastreux de l’industrialisation libérale”. Cette thèse et ce positionnement ne sont pas très éloignés de ceux défendus par la courant anti-industriel. Michéa n’entend pas associer “socialisme” et “gauche” car ce dernier terme désigne pour lui les “partisans du “progrès” pour qui la révolution industrielle et scientifique (...) conduira par sa seule logique, à réconcilier l’humanité avec elle-même”. Seule, poursuit Michéa, l’affaire Dreyfus inscrira massivement le mouvement socialiste dans le camp de la gauche, donc celles des “forces du Progrès”. Et pourquoi ? Michéa évoque dans un autre ouvrage un compromis historique passé entre la gauche et le mouvement socialiste lors de cette même affaire Dreyfus. Soit, mais quelle est la nature de ce compromis ? Et à quelles fins ? Le lecteur n’en saura rien. On ne sait pas plus, en l’absence de toute autre référence, si cette analyse pour le moins étrange sort du cerveau de Michéa ou si elle lui a été suggérée par untel.
Essayons de comprendre. Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître que l’affaire Dreyfus signe l’avènement de l’intellectuel (l’adjectif existait mais il devient un nom, à connotation évidemment péjorative, chez les adversaires du capitaine Dreyfus pour désigner les partisans de ce dernier !). Est-ce là, sans vouloir le dire, ni l’expliciter, ce à quoi veut se référer Michéa ? Je constate qu’un autre contempteur des “élites intellectuelles”, Louis Janover, évoque l’affaire Dreyfus (qu’il qualifie de “purge républicaine”) en des termes qui peuvent se rapprocher de ceux de Jean-Claude Michéa. Pour Janover l’affaire Dreyfus “clôt en quelque sorte l’ère de la Sociale et lève le rideau sur la scène de la politique”. Je rappelle que pour une partie du mouvement ouvrier l’affaire Dreyfus résultait d’une lutte entre deux factions rivales de la classe bourgeoise détournant les socialistes (et le peuple) des vrais combats contre le système capitaliste. C’était déjà regrettable, mais cela l’est encore plus lorsqu’on retrouve pareille analyse chez l’un ou l’autre de nos penseurs contemporains. Car ici en l’occurrence rien n’exclut rien : on peut à la fois combattre mordicus le capitalisme et s’insurger contre l’injustice (et c’était plus qu’une injustice !) faite à Dreyfus. Il parait très possible que Michéa (lecteur de Janover) souscrire à une telle interprétation ou lecture de l’histoire. Rien de ce qu’il écrit par ailleurs ne le démentirait. Mais en l’absence de tout développement michéen sur l’affaire Dreyfus j’en resterai là.
En revanche, notre philosophe est particulièrement disert sur le libéralisme puisque cette thématique prend pour lui le pas sur ses autres sujets de prédilection dans ses deux derniers ouvrages. Sa thèse peut être résumée ainsi : contrairement à la gauche et l’extrême gauche, qui elles distinguent fondamentalement un libéralisme économique et un libéralisme culturel (ce dernier défini par l’auteur comme “l’avancée illimitée des droits et la libération permanente des moeurs”), l’un et l’autre doivent être philosophiquement unifiés. Ne pas le reconnaître, insiste Michéa, revient à faire le jeu d’une pensée unique “dédoublée” qui croise en permanence un discours économiquement correct (le libéralisme économique) et un discours politiquement correct (le libéralisme culturel). D’où les analyses de l’auteur pour inscrire depuis le XVIIIe siècle la philosophie libérale dans un “tableau à double entrée” : soit deux versions parallèles et complémentaires du libéralisme.
Parler de “libéralisme culturel” ne pouvait qu’entraîner Michéa à se pencher sur la modernité qu’il définit curieusement dans L’empire du moindre mal comme une “étrange civilisation qui, la première dans l’Histoire, a entreprit de fonder ses progrès sur la défiance méthodique, la peur de la mort et la conviction qu’aimer et donner étaient des actes impossibles” (sic). Une telle définition renseigne plus sur la subjectivité de notre philosophe, et surtout sur l’une de ses obsessions qu’elle ne nous éclaire sur la chose en question. On finit par comprendre que la modernité (laquelle induit pour Michéa “une image profondément négative de l’homme”) représente l’exact contraire de la common decency. Nous voilà bien avancé ! Certes, Michéa subodorant la faiblesse des analyses de L’empire du moindre mal (des contradicteurs l’ont sans doute aidés en ce sens) y consacre un chapitre supplémentaire dans La double pensée. Ici l’analyse devient étayée par des exemples précis, mieux venus, empruntés à des “modernités secondaires” apparues dans le courant de l’histoire. Pourtant, lorsque Michéa reprend le fil de la réflexion ébauchée dans L’empire du moindre mal, à savoir “le projet occidental moderne forgé dans le contexte de guerre de religion”, notre philosophe se trouve de nouveau emporté par sa verve polémique en décrivant les “différents totalitarismes du XXe siècle” comme des “formes de modernité non libérales”. Cette modernité consubstantiellement liée chez Michéa au “libéralisme culturel” s’en séparerait ici par l’on ne sait quelle opération du Saint-Esprit (à croire qu’il souffle sur notre auteur) pour engendrer les deux totalitarismes du XXe siècle !
Michéa parait plus convaincant dans son analyse du libéralisme lorsque il évoque la tendance, dans nos sociétés contemporaines, du processus de judiciarisation (en provenance des États Unis) qui tend à opposer des groupes à d’autres groupes ou des personnes à d’autres personnes. Michéa le traduit par la formule un tantinet excessive “une nouvelle guerre de tous contre tous”, non sans préciser que l’extension infinie des droits individuels, laquelle rencontre nécessairement des résistances, y conduit. Trop de liberté, en quelque sorte, mène au prétoire. Le dernier Michéa, féru de psychanalyse, ajoute à cette “guerre de tous contre tous” celle de “chacun contre lui-même”. Donc le libéralisme, non content de faire de nous des procéduriers nous transforme en schizophrènes. Que faire docteur ? Michéa ne le dit pas. Nous aurons certainement la réponse dans l’un de ses prochains ouvrages. Cette “guerre de tous contre tous”, pour y revenir, s’exprime concrètement pour notre philosophe à travers par exemple “les effets anthropologiques quotidiens induits par la transformation capitaliste de l’être humain en automobiliste “. Soit, mais alors que faire de ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, n’auraient ni automobile ni même le permis de conduire ? En quoi ceci les concernerait (anthropologiquement parlant) ? Michéa emporte davantage la conviction quand il aborde la question sous l’angle du tabac, puisque les non fumeurs se trouvent ici davantage concernés.
Le libéralisme culturel et la modernité sont par conséquent tenus responsables pour Michéa de “l’abandon définitif de la question sociale “. Nous lui laissons la responsabilité d’un pareil constat. A vrai dire, comme on le découvrira dans la seconde partie, l’analyse michéenne du libéralisme nous conduit via le “capitalisme moderne” à mai 68.

Dernière thématique à être ici abordée, celle dont il est question dans les paragraphes suivants n’a rien de véritablement original chez Michéa et ne sera donc pas prioritairement traitée depuis les ouvrages de notre philosophe. Je m’y référerai cependant pour apporter ici ou là quelque précision utile ou relancer si besoin est la discussion.
Il parait de bon ton dans des sphères ou des milieux qui, par le passé - un passé relativement récent - usaient, voire abusaient des références révolutionnaire ou radicale (dans la mesure ou l’une n’excluait pas l’autre) de trouver des individus se disant aujourd’hui “conservateur”, et même (par goût inversé de l’extrémisme) “réactionnaire”. Même si les personnes décrites ci-dessus ne revendiquaient nullement une appartenance au camp des gauches (ou tenaient à s’en distinguer), elles se gardaient bien de reprendre en ce qui les concernaient de telles épithètes pour le moins péjoratives en ce temps-là encore là à leurs yeux. Il y aurait donc comme un changement de paradigme qui, de part ces inversions, transforme le plomb et or, et réciproquement. Sachant que c’est plus particulièrement le “progressisme” qui se trouve ici voué aux gémonies tandis que les références au conservatisme et à la réaction cessent d’être négatives. On remarque, non sans ironie, que parmi ces plaignants nombreux sont ceux qui usent de l’adjectif “progressif” en reprenant à l’intonation près le mode d’accusation jadis réservé au type “réactionnaire”. Dans cette histoire Michéa joue le rôle d’un vulgarisateur. D’autres l’ont précédé, nous verrons plus loin lesquels. Dans L’enseignement de l’ignorance les terminologies “conservateur” et “réactionnaire” sont décrites comme “les deux figures par excellence de l’incorrection politique”. L’astuce michéenne consistant à l’expliquer par l’impositon du Spectacle. Dans ses autres ouvrages Michéa revient sur ce qu’il appelle “la croyance au caractère conservateur de l’ordre économique et libéral” des militants de gauche et d’extrême-gauche.
Mettons de coté Philippe Muray, qui n’est pas à proprement parler l’un des inspirateurs de Jean-Claude Michéa. En revanche Christopher Lasch, qui doit son actuel crédit aux efforts déployés par Michéa et les éditions Climats pour faire connaître son oeuvre en France, en fait incontestablement partie. D’aucuns estimant même que tout Michéa vient de Lasch pourraient me reprocher de consacrer trop de place à la copie alors que l’original se trouve mis aujourd’hui à la disposition du lecteur de langue française. Je répondrai d’abord que Michéa doit certes beaucoup à Lasch mais qu’il a su adapter la pensée du philosophe américain à la spécificité hexagonale. Et puis la copie finit parfois par l’emporter sur l’original. L’exemple durant la dernière campagne présidentielle de Sarkozy et le Pen apporte la preuve que les électeurs peuvent légitimement préférer la première à la seconde.
Parmi les autres références il en est une, moins revendiquée, qui peut le cas échéant prendre la forme d’un compagnonnage (du moins chez Michéa) : je veux parler de la proximité de notre philosophe avec le courant anti-industriel. J’ai consacré un petit essai (Du temps que les situationnistes avaient raison (3)) à la principale composante de ce courant et, comme je l’ai déjà dit plus haut, j’y renvoie le lecteur. Ici Michéa cite volontiers dans ses ouvrages Jaime Semprun, René Riesel et Jean-Marc Mandosio sans pour autant faire sien l’impératif catégorique : “Il n’y a plus rien à faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”. C’est dire que sa montre ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle lors de l’avènement de la révolution industrielle : accréditant, par cela même, l’idée que tous les malheurs de l’humanité proviennent de cette industrialisation. C’est aussi dire que Michéa ne souscrit pas non plus à quelque “fin de l’histoire” jamais dite en tant que telle, et encore moins revendiquée, mais qui reste indéfectiblement liée à l’impératif catégorique énoncé plus haut. Cette “proximité” s’explique davantage par des aversions ou ennemis communs au sein desquels le “progressisme” figure à la première place.
La notion de “progrès” on le sait n’a pas bonne presse de nos jours pour de bonnes et mauvaises raisons. Les premières sont bien connues depuis la fin des années 60, date d’une première prise de conscience écologique, laquelle, parallèlement, entraînait la critique, ou la mise en accusation des sciences, techniques et technologies. Pour prendre un exemple critique que cite Jean-Claude Michéa dans L’enseignement de l’ignorance (avec lequel je tiens pour une fois à manifester mon accord), l’ouvrage d’Alain Roger Court traité du paysage avait également attiré mon attention lors de sa parution en 1997. Cet esthéticien insiste dans son livre sur la distinction entre paysage et environnement. Il importe à cet auteur de démontrer que le paysage “est toujours une invention historique et essentiellement esthétique” qui ressort d’un phénomène “d’artialisation” : ce dernier désignant des opérations in situ (l’oeuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art) ou in visu (celles des peintres, des écrivains, des photographes). Par conséquent, pour Roger, “il ne saurait y avoir une science du paysage”. Ce qui n’est pas pour lui le cas de l’environnement, “concept récent, d’origine écologique, et justifiable, à ce titre, d’un traitement scientifique”. La distinction parait fondée : il semble préférable, pour bien s’entendre, de ne pas confondre l’un avec l’autre. A l’appui de cette thèse, “le paysage s’invente, n’est pas une notion figée”, Alain Roger cite à contrario un exemple caricatural, celui de la Charte architecturale et paysagère de la région Auvergne. Cette charte recommande la plantation “d’essences locales et non exotiques” et celles “de feuillages caducs et non persistants”. Une recommandation qui rappelle à Roger de fâcheux souvenirs, ceux laissés par les paysagistes du Troisième Reich qui réclamaient une “guerre d’extermination” contre les essences étrangères menaçant la pureté du paysage allemand. Pour aller dans le sens de la thèse d’Alain Roger, les pins, qui donnent aujourd’hui ce cachet particulier à la forêt de Fontainebleau, ont été plantés à la fin du XVIIIe siècle. Nous avons là une illustration du paysage comme “invention historique”. J’ajoute qu’Adolphe Alphant, le maître d’oeuvre des parcs parisiens du Second empire, faisait l’éloge des plantes exotiques et prescrivait de les “entretenir avec tous les soins que réclame cette aristocratie végétale”.
Alain Roger dérape, en quelque sorte, lorsque son Court traité du paysage abandonne la réflexion historique et esthétique pour manifester son aversion à l’égard de l’écologie. Ou comment, partant d’une analyse fine et pertinente (sur l’histoire du paysage), il en vient à prendre le contre-pied des discours écologiques pour dénoncer le “conservatisme” de leurs discours de préservation, de protection et de sauvegarde du paysage. Il faut vivre avec son temps, insiste Roger, et ne pas se “recroqueviller sur le passé”. Et ne pas figer la “pratique paysagère” en musée afin “d’inventer l’avenir” et “de nourrir le regard de demain”. La présence d’Alain Roger au sein du “Comité d’experts Environnement et paysage” mis en place par la direction des routes au ministère de l’Équipement, explique en partie les positions de notre esthéticien. Curieusement, à aucun moment, Roger ne se réfère à la loi du 2 mai 1930 sur les monuments naturels et les sites dont la conservation et la préservation présentent un intérêt général du point de vue “artistique, historique, scientifique, légendaire et pittoresque”. Cette loi permet d’inscrire les sites qui mériteraient d’être protégés, puis de les classer. Une procédure qui, on le sait, a permis de sauvegarder des sites menacés par des intérêts privés. Jusqu’à un certain point, certes, si l’on met par exemple des deux cotés de la balance, d’une part le projet Eurodisney, et de l’autre le classement du site de la crête de Chalifert (situé à proximité, et célébré par des peintres paysagistes du XIXe siècle) : soit la lutte du pot de fer et du pot de terre. Un exemple parmi d’autres d’une situation où l’État bafoue la légalité qu’il est censé défendre.
Le paysage est une invention, soit. Mais il importe alors de distinguer paysage et paysage. Car tous les paysages ne sont pas soumis au même phénomène d’artialisation. Pour certains cela ne prête guère à conséquence : on reste dans le domaine du commun, de l’ordinaire et du convenu. D’autres par contre se cristallisent en quelque sorte à travers le regard que des artistes, des écrivains, ou tout simplement les passants portent sur eux. Cette élaboration, cette reconstruction sont celles d’un imaginaire. A moins d’être une brute ou un butor on ne peut pas vivre sans imaginaire. La destruction d’un site s’avère par conséquent préjudiciable à tous (en exceptant ceux qui bien entendu en tirent un profit pécuniaire ou autre). On comprend mieux maintenant l’oubli chez Alain Roger du mot “site”. Puisque ce dernier renvoie à la fois au paysage et à l’environnement (ici en raison du caractère particulier que lui confère la loi du 2 mai 1930). La distinction qu’il convenait de souligner, du point de vue sémantique, et pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut, vole en éclat dés lors que nous l’abordons sous l’angle d’un site. Comment ne pas évoquer quelque duplicité, ou une volonté de noyer le poisson quand des propos, à l’origine pertinents sur les plans historiques et esthétiques, finissent par servir des intérêts privés ou prétendument publics. Doit on rappeler que le moindre de ces projets devrait faire l’objet, au préalable (y compris par l’imposition, et cela sans lésiner sur les modes d’actions, mêmes violentes), d’un débat et d’une consultation avec tous les intéressés. Mais on aura compris que des arguments et des démonstrations du type Alain Roger justifient par avance l’affairisme et ses complicités.
Ce n’est pas par hasard que je me suis livré à ce long commentaire sur Court traité du paysage car il contient les prémices de l’un des aspects de la question qui nous occupe ici. Dans Du temps que les situationnistes avaient raison, au sujet d’un échange polémique entre Jaime Semprun et Norbert Trenkle (l’un des animateurs de la revue Kristis ), je constatais : “On voit parfaitement ce qui sépare Semprun et Trenkle. Là où le premier, pour expliquer le monde tel qu’il ne va pas, se focalise sur la production industrielle et les nouvelles technologies, le second, partant des contradictions entre forces productives et rapports de production, tente de définir le cadre qui permettrait de mettre la science et les technologies à l’épreuve des choix par lesquels nous aspirons à vivre dans une société plus libre, plus juste, plus solidaire, plus riche en potentialités diverses. C’est aussi la question de la démocratie qui est posée ici. Il faudra bien y revenir”.
Nous y revenons. Non sans avoir précisé préalablement que les sciences et techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. Une confiance absolue (la position technophile) est aussi condamnable que l’affirmation d’un refus tout aussi absolu (la position technophobe). La critique bien entendu prévaut dans ce monde célébrant l’horizon indépassable des nouvelles technologies. Celles-ci, il va de soi, génèrent des formes inédites de dépendance et d’aliènation. Mais après tout la comparaison s’impose, en terme de nocivité, avec l’aliénation religieuse du monde préindustriel (décrit par d’aucuns comme “un âge d’or”). Les théoriciens anti-industriels, les auteurs des éditions de “L’encyclopédie des Nuisances”, et le premier cercle de leurs lecteurs savent pertinemment - mieux que quiconque même ! - que l’on ne reviendra jamais en arrière, c’est à dire aux temps préindustriels. Ils ne défendent pas une utopie dans le sens par exemple de Fourier et des utopistes les plus conséquents : à savoir la figure d’un monde comme objet de désir, à la fois inaccessible et relevant d’une nécessité, désirable car inaccessible, réalisable de part cette nécessité.
Donc, dans la société que j’appelle, que nous appelons de nos vœux, l’usage des sciences, techniques et technologies devient l’un des éléments d’une discussion plus globale sur ce qui serait utile ou pas pour l’humanité. Il ne s’agit pas ici de trancher en ce sens, ou de décliner des préférences, mais de définir le cadre dans lequel cette discussion pourrait ou devrait avoir lieu. Parler par conséquent de démocratie suppose que les thèmes relevant de cette discussion soient débattus par tous dans la vie de tous les jours, et d’une manière que l’on aimerait décisive dans un contexte d’affrontement, au travers d’un mouvement social, et pour le mieux au sein d’assemblées prenant la forme de conseils dans les entreprises, les quartiers et les institutions de toutes sortes. Il ne s’agit donc pas, on l’a compris, de “débats citoyens” organisés par le pouvoir en place ou un collège d’experts. Cette discussion doit cependant avoir lieu préalablement, et dans les formes requises pour générer les conflits de demain. J’ajoute que la question de la démocratie (que je ne fait qu’aborder), de la manière dont elle se trouve énoncée ici, est très naturellement et très logiquement absente des ouvrages des auteurs du courant anti-industriel, puisque en aucun cas ce monde ne peut être pour eux transformé. Tout comme elle n’apparaît pas dans les livres de Michéa. Là les raisons sont plus complexes, mais on peut avancer que les développements michéens sur la common decency lui permettent de faire l’impasse sur la question, ou “de botter en touche” (pour reprendre une métaphore sportive).
L’infortune que rencontre depuis une trentaine d’années la notion de progrès prend toute sa dimension si on la compare à la fortune du mot, de la notion, du concept durant le XIXe siècle et la plus grande partie du XXe. Parler de progrès allait alors de soi (du moins dans le camp de la gauche) : “progrès scientifique” et “progrès social” marchant d’un même pas. Parmi plusieurs définitions le Robert évoque un “développement en bien”. Puis vint le temps de la suspicion : principalement en raison de la prise de conscience écologique évoquée plus haut. Pour le coup la notion de progrès scientifique, ce développement du bien, s’en trouvait ébranlée. Et avec elle le crédit jusqu’alors accordé aux technologies censées contribuer à l’amélioration du genre humain. La science, ou un certain usage de la science faisait l’objet d’accusations, y compris par des membres de la communauté scientifique. Cependant, par une ruse de l’histoire, la critique légitime de ce progrès-là, celle des sciences, techniques et technologies, s’est élargie à la notion de progrès en général. Il y a sous cet angle comme une collusion entre des courants de pensée qui n’ont pas ou peu de choses en commun, sinon dans la dénonciation réitérée du Progrès devenu une sorte de Grand Satan à l’échelle occidentale. C’est là qu’il faut distinguer, et bien distinguer.
Les écrivains, les premiers, ont fustigé le progrès. Baudelaire dans un célèbre fragment de Fusées lui reproche d’atrophier “en nous toute la partie spirituelle”. Flaubert crée avec l’apothicaire Homais un type universel : le parangon de ceux qui au nom de la science et du progrès dessinent les contours d’une sinistre société hygiéniste. Plus tard Benjamin, dans Sur le concept d’histoire, le métaphorise à travers l’analyse d’un tableau de Klee. Sur un plan plus philosophique, sans vouloir remonter à Nietzsche, juste après la Seconde guerre mondiale Adorno insistera dans Minima moralia sur le “caractère double du progrès” en précisant qu’il avait “toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l’oppression”. C’est ce que chacun devait avoir en tête dans la moindre discussion sur la notion de progrès. Celui-ci n’est pas uniquement associé aux sciences, techniques et technologies, mais englobe tous les aspects de l’activité humaine. Il faut progresser vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité, de richesse intérieure, pour s’affranchir des pouvoirs, des idéologies, de la raison raisonnante. Il conviendrait en amont de se prémunir contre les “amis” et les “ennemis” du progrès. Et donc de ne pas prendre des vessies pour des lanternes. Ni même, pour finir sur Jean-Claude Michéa, des lanternes pour des vessies.








2) COMMENT ARRAISONNER L’ARROGANCE DU PRÉSENT


On l’a maintes fois relevé : mai 68 fait régulièrement l’objet d’une confiscation par quelques uns de ceux que l’on a appelés les soixante-huitards. La parution en 1987 du premier volume de Génération (“Les années de rêve”) de Patrick Rothman et Hervé Hamon initie en quelque sorte un genre qui, sous les formes biographique, autobiographique, ou celle de l’essai, voire du pamphlet, va périodiquement constituer un événement éditorial, ou alimenter les pages “dossiers” des presses quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle, ou encore ceux des débats radiophoniques et télévisés (ou encore des documentaires donnant l’occasion de revoir encore les mêmes images d’archives). Les principaux protagonistes de cette “saga” figurent d’ailleurs en bonne part parmi les “sources” indiquées à la fin du second volume de Génération (“Les années de plomb”, paru en 1988), et immanquablement dans l’index recensant les personnages cités dans ces deux volumes.
Serge Quadruppani écrit dans “Mai 68, le gadget triomphant et l’utopie nécessaire” : “Si on veut le détail de l’affaire, on peut lire cette saga des parvenus qu’est Génération de Hamon et Rothman. Ce petit monde des chefaillons gauchistes devenus petits potentats réalistes a ses réseaux, ses tics de langage, ses codes (par exemple les allusions, avec rire malin obligatoire, aux différends entre groupuscules, aux exploits de leurs gros bras et au prolétariat - ce dernier mot déclenchant particulièrement l’hilarité). Il n’est pas étonnant que ces soixante-huitards-là aient beaucoup fait pour transformer mai 68 en gadget, et qu’ils aient participé avec ferveur à ce qui est le comble de refoulement d’une mémoire vivante : la commémoration”.
Commémoration est le mot qu’il convient de retenir puisque la parution de Génération précédait le vingtième anniversaire de mai 68. Le premier et non le dernier à faire figure d’évènement médiatique. Le trentième anniversaire surpassa même le précédent du point de vue de l’écho recueilli. Le quarantième fut lui précédé un an plus tôt par le fameux discours de Sarkozy du 30 avril 2007 à Bercy, en grande partie consacré à mai 68. Je ne m’attarderai pas sur l’évolution de quelques uns des protagonistes de mai 68 ou de la saga Génération (de Cohn-Bendit à Geismar, en passant par Sauvageot, Castro, Gluskmann, July, Krivine, le Dantec, Victor, Weber...). Elle est bien connue et tout le monde sait aujourd’hui de quoi il en retourne.
J’évoquais plus haut la naissance d’un genre éditorial : mai 68 (voire la première moitié des années 70) réécrit et parfois corrigé par quelques uns des acteurs de l’époque. La dernière pièce à venir compléter ce volumineux dossier, L’arrogance du présent (sous titré : “Regard sur une décennie 1965 - 1975), a comme auteur Jean-Claude Milner. Ce linguiste réputé, auteur d’une dizaine d’ouvrages (dont certains fort remarqués), avait deux ans plus tôt créé un mini-scandale dans l’émission “Répliques” sur France-Culture (animée par Alain Finkielkraut) en traitant l’ouvrage de Bourdieu et Passeron, Les héritiers, de “livre antisémite”. Interrogée, Élisabeth Roudinesco n’y vit pour sa part “qu’un lapsus”. Dans pareil cas vous et moi seriez traités de tous les noms, mais venant d’un penseur de l’importance de Milner il ne pouvait s’agir que d’un regrettable lapsus ! Des intellectuels représentant différentes disciplines réagissent cependant contre les propos “absurdes et ridicules”, symptomatiques “de la vacuité du débat intellectuel et politique” dans une tribune publiée par Libération. Contacté par Le Monde, Milner répondait en évoquant “une provocation qui vise à faire penser” qu’il ne regrettait pas. Ceci permettant de “faire relire de façon sérieuse et loyale les textes de Bourdieu” (sic). Nous avons là comme un concentré de la méthode très particulière, paradoxale dirions nous, de Jean-Claude Milner. Cette anecdote parait particulièrement bien choisie pour présenter le personnage. Même si l’outrance milnérienne s’explique ici in fine par l’élément biographique suivant : “Moi-même je suis l’exemple type de ce qu’on appelle l’élite méritocratique ! Or de quoi suis-je l’héritier ! Mes parents n’avaient pas d’argent, et le français n’était pas leur langue maternelle”.
Cette péripétie m’incite à dire un mot, et plus sur l’un des précédents ouvrages de Milner paru en 2003. Les penchants criminels de l’Europe démocratique (premier volet d’un triptyque comprenant Le juif de savoir et L’arrogance du présent ), qui n’avait pas été sans provoquer des réactions très contrastées (l’un des commentateurs n’hésitant pas à parler d’un “livre admirable et odieux à la fois”). Il faut dire que la thèse défendue par Milner est très hardie, pour parler par euphémisme. Je la résume en quelques lignes. En demandant la paix au Moyen-Orient, donc en privilégiant une solution pacifique et négociée au conflit israélo-palestinien, les démocraties européennes œuvrent en réalité à la destruction de l’état d’Israël. Cette paix que l’on présente comme la seule solution possible résulte de l’extermination des Juifs. L’Europe des lendemains de la Seconde guerre mondiale s’étant unie en raison du génocide nazi. Cependant cette union dans la paix et la démocratie n’avait pu s’effectuer qu’une fois débarrassée du peuple faisant obstacle à la réalisation du projet européen, à savoir le peuple juif. On imagine sans difficulté le profit que d’aucuns peuvent retirer de ce genre de thèse.
Jean-Claude Milner est un homme intelligent et un brillant écrivain. Nul ne contestera le brio de cet intellectuel. Ajouter que l’on est totalement en désaccord avec la thèse exposée ci-dessus parait même secondaire. Il s’agit d’une vision pour le moins délirante de l’histoire. Milner fascine une partie de la gente intellectuelle (Michéa compris). C’est, toute proportion gardée, quelque chose de ce genre qu’exerçait autrefois Lacan, ou qui malgré tout (et pourtant !) perdure encore aujourd’hui au sujet d’Heidegger : “disciples” et “lecteurs enthousiastes” en viennent à prendre au pied de la lettre (volée certes chez Lacan) des propositions pour le moins paradoxales, un tantinet fumeuses ou d’un ésotérisme pas plus avoué qu’assumé.
L’un des chapitres des Penchants criminels de l’Europe démocratique s’intitule “La solution définitive”. La première phrase donne le ton : “le consensus s’énonce ainsi et Hitler ne l’a pas inventé : en fait il est déjà lisible dans La question juive de Marx”. En avançant dans ce chapitre la lecture devient malaisée, voire plus. Car il faut être profondément naïf ou d’une duplicité à toute épreuve pour ne pas entendre dans la réitération du terme “solution définitive” celui de “solution finale”. On y lit que les Lumières, l’Aufkläring et l’État nation des droits de l’homme de 89 préparaient la future extermination des Juifs : l’Europe moderne ne pouvant se réaliser qu’en “réglant” le problème juif. Les Lumières l’ont posé, et Hitler a trouvé la solution permettant de le résoudre.
Habilement, pour aborder le conflit israélo-arabe, Milner ne veut pas tant opposer “la guerre à la paix” que “la victoire et la défaite”. L’auteur sort alors de sa besace un “paradigme civilisé” qu’il fait remonter à 1815 pour l’Europe. Avec cette grille de lecture l’histoire apparaît d’une simplicité enfantine. L’Allemagne vainqueur de 1870 devient la nation barbare par excellence et la France vaincue “le pays de la justice”. Exit les politiques impérialistes (des quatre grandes nations européennes), le jeu des alliances et les évolutions géopolitiques pour expliquer 1914. Au sujet de la défaite allemande de 1918, Milner évoque “l’extraordinaire opération de propagande” de la France depuis 1870. Et d’ajouter “Si grande est l’efficace du paradigme civilisé quand on sait s’en servir”. Mais pas un mot sur le traité de Versailles ! Milner sort maintenant de son chapeau un “paradigme 45” (l’exact contraire, selon l’auteur, du “paradigme civilisé”). A savoir, la victoire est belle, la défaite honteuse. Ainsi la victoire peut résoudre définitivement le problème et incarner la justice : lequel problème “vient des révolutions modernes et plus particulièrement de Staline”. Ce dernier nom suffit, précise Milner, à “irrémédiablement disqualifier” ce paradigme. Le terrain ainsi balisé l’auteur écrit sans sourcilier : “L’europe ne peut pas ne pas désirer la disparition d’Israël qui est le nom de sa propre honte”. Soit le moment choisi pour brandir alors un “paradigme palestinien”. C’est, nous explique l’auteur, le paradigme européen revu par les guerres de libération nationale.
A ce stade le propos (alors délirant, ou d’un équilibriste de haut vol, selon les versions) devient réducteur, caricatural et méprisant. Le masque tombe. L’impression de “déjà lu” prend le pas. Par exemple quand Milner affirme que l’Europe n’est plus l’Europe dés lors qu’on veut l’élargir aux pays du sud de la Méditerranée et du Proche Orient. Ici l’auteur fait retour sur sa thèse centrale lorsqu’il avance que “la disparition d’Israël est sensée ouvrir la voie d’une réconciliation entre les hommes de bonne volonté : dans la forme de la paix pour l’Europe, dans les formes du djihad pour les musulmans”. Citions, pour finir, la dernière phrase des Penchants criminels de l’Europe démocratique (devenue depuis un leitmotiv milnérien) : “L’antijudaisme sera la religion naturelle de l’humanité à venir”. Une sentence qui aurait quelque pertinence dans la mesure où le conflit israélo-palestinien ne déboucherait pas à court ou moyen terme sur une solution pacifique et négociée. Ce à quoi s’emploie Milner, on l’a compris, sur un mode qui relève du “terrorisme intellectuel”.
Le même Jean-Claude Milner s’est retrouvé en 2004 au coté des “psys” (ceux de la Cause freudienne, du moins) partis en guerre contre “l’amendement Accoyer”, lequel entendait réglementer le champ des psychothérapies dans l’hexagone. Lors d’un meeting organisé par les promoteurs de cette “contestation”, Milner, rapporte Le Monde, “prophétisa l’avènement du pire : un état totalitaire, assoiffé de fiches, prompt à planifier le contrôle des âmes et le dressage des corps, bref l’éradication de toute liberté (...) A la fois vertigineuse et apocalyptique, entretenant avec le réel des rapports plutôt équivoques, cette parole enflamma alors les larges masses psychanalytiques”.
Après ce long préambule, j’en viens donc au dernier livre de Jean-Claude Milner, L’arrogance du présent. Cet ouvrage traite de mai 68, du gauchisme, du maoïsme de la Gauche Prolétarienne, avant de faire le lien (via “le Juif de révolution”) avec ce que Milner appelle “le nom juif”. Ces pages peuvent être qualifiées d’originales, de singulières ou d’insolites si on les compare aux habituels écrits des soixante-huitards sur la question. Ceci à titre comparatif, car cette “originalité”, comme nous en avons eu un aperçu avec Les penchants criminels de l’Europe démocratique, n’hésite pas le cas échéant à prendre l’histoire à contre-pied ou à s’en affranchir. C’est dire que les analyses de Milner ne résistent pas toujours à l’examen des faits.
L’auteur, qui entend faire et bien faire la distinction entre mai 68 et le gauchisme, affirme d’emblée que “Mai 68 et le gauchisme ont été l’affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle et de personne d’autre”. Cela commence mal mais poursuivons. En route pour 68 avec dans ses poches des biscuits qui ont pour nom Sartre, Althusser et Lacan, le jeune Jean-Claude Milner aborde le joli mois de mai. Partant d’une citation connue de Retz sur la Fronde, Milner lui fait subir une légère distorsion, enfin juste ce qu’il faut pour remplacer “peuple” et “rois” par “gouvernés” et “gouvernements” : ce qui renvoie au couple actif / passif. Une vieille histoire, poursuit l’auteur, entre les défenseurs et les contempteurs de la démocratie. Un conflit que la pensée politique moderne tenterait de surmonter à l’aide d’une figure, celle de “l’acteur permanent” : soit le peuple, soit la classe, soit les masses, soit l’État, c’est selon.
Ici Karl Marx entre en scène. Après un propos fort alambiqué sur l’obligation faite à Marx de conserver aussi longtemps que possible une “position active”, Milner nous assène : “Comme en passant, il (Marx) forge l’expression dictature du prolétariat, que Lénine repéra au fil des textes et dont il fit la pierre angulaire de sa philosophie politique”. Milner aurait tenu pareil propos autrefois, du temps de sa belle jeunesse althussérienne, on comprendrait. Ceci faisait partie de la doxa. Mais aujourd’hui ! Comment ici ignorer que Marx n’a que très incidemment fait mention de cette notion de “dictature du prolétariat”. Elle ne figure que dans une lettre de 1852 adressée à Joseph Weydemeyer, et dans les notes critiques sur le programme social-démocrate de Gotha (en 1875) : aucun des ouvrages connus de Marx ne la mentionne (4). Cette terminologie appartient exclusivement au vocabulaire marxiste-léniniste, le seul que connaissait et qu’a retenu Milner. On ne peut également exclure Engels d’une part de responsabilité. Après la mort de Marx, rappelons que Engels écrivait dans la préface de l’édition de La guerre civile en France que la commune de Paris “était la première application de la Dictature du prolétariat”.
En tout cas la moisson milnérienne se révèle particulièrement maigre et décevante : le bon grain que Miner croit avoir récolté s’avère être de l’ivraie. L’arrogance du présent confirme, si besoin était, que la montre de Jean-Claude Milner s’est arrêtée en 1975 pour tout ce qui concerne ce questionnement politique : celle, en l’occurrence, d’une lecture althussérienne de Marx déjà plombée avant la mort du philosophe. Mais l’essentiel est ailleurs : il fallait à Milner ce Marx là pour, en lui attribuant la paternité de l’expression “dictature du prolétariat”, énoncer que le prolétariat “doit être le seul être politiquement actif. Il doit être l’Acteur permanent”. Le reste de la démonstration coule de source. l’Acteur permanent ne sera pas l’État, ni le peuple, mais un grand Autre : “Seule demeure l’action permanente exercée, en forme de contrainte, sur des classes disparaissantes et de plus en plus passives”. Ici nous comprenons mieux à quoi sert le couple actif / passif sert puisque Marx, nous dit Milner, ne fait qu’inverser les signes de la philosophie classique. Là où Marx se plaît à louer la révolution, en réalité il n’y croit pas : d’où chez lui cette “posture esthétique”. Damned ! Et Milner d’ajouter, comme un vulgaire Gluskmann : “Qu’on lise ses commentaires sur la Commune. Je ne reviens pas sur la suite ; elle est connue. Disons que des millions de personnes ont payé cher l’irréflexion marxiste touchant l’opposition actif / passif en politique”.
Tout ceci, j’insiste, partant d’une analyse infondée sur Marx et la dictature du prolétariat. Pourtant nous n’avons pas terminé avec le couple actif / passif. On finit par subodorer que Marx n’est ici qu’un prétexte. Car Milner règle des comptes. La vulgate marxiste-léniniste a beau avoir perdu de sa superbe, l’auteur nous prévient que l’opposition actif / passif n’en continue pas moins de fonctionner comme aux plus beaux jours. S’ensuit un morceau de bravoure, l’un de ceux qui ont fait la réputation de Jean-Claude Milner auprès d’un certain public. Et puisqu’il s’agit ici de pourfendre “la plus récente catéchèse progressiste”, ce n’est pas un public mais des publics (rebonjour Michéa !) qu’il faudrait mentionner. De nouveau l’Acteur permanent reçoit une volée de bois vert. Maintenant il ne renvoie plus à une classe sociale, mais à “un état d’esprit, qui devrait subsister en chacun, même quand on n’y pense pas”. Alors Milner bastonne à tour de bras car cet Acteur permanent est tout à la fois un duplice, un arrogant et un imbécile qui “pourchasse avec acharnement toute marque d’intelligence chez autrui” (suivez mon regard). Immergé dans la “passivité permanente” l’Acteur permanent n’en finit pas de revendiquer “l’idéal d’activité”. Mais encore ? : “Esprit citoyen, passion de l’égalité, ouverture à l’autre, démocratie participative, devoir d’imbecillité, autant de produits dérivés de ce mélange de gloriole et de mépris”. Calmez-vous Milner, reprenez vos esprits ! Ce n’est plus un “Acteur permanent” que vous nous décrivez là mais une auberge espagnole !
Rangeant son gourdin, Jean-Claude Milner nous apprend alors que “Mai 68 a renversé tout cela”. On ne comprend plus rien. Un événement vieux de quarante ans aurait renversé une opposition actif / passif dont on vient de nous dire à l’instant qu’elle continuait d’organiser aujourd’hui des discours ! Comprenne qui pourra ! Passons, puisque dans la foulée de ce tour d’illusionniste, Milner laisse entendre que mai 68 aurait posé la question autrement. Notre auteur le formule ainsi : la position de mai 68 se place en dehors de la relation d’autorité et est d’emblée politique. Ce qui revient à dire : en mai 68 il s’agit de sortir de la relation actif / passif pour “la faire exploser”. Comme l’exprime Milner dans son jargon : “La grande chasse à l’Acteur permanent prit fin. Pour un temps”. Bref, avec mai 68 exit l’école de la passivité : l’activité trouve sa légitimité à travers les formes multiples qui redessinent la carte du territoire. Et Milner de terminer ce chapitre sur ces mots : “Mai voulait créer une société de maîtres, où il n’y eut pas un seul esclave”. Nous sommes bien d’accord. Raoul Vaneigeim également puisque cette formule (moins la référence à mai) vient du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations.
Quand Milner, sur mai 68 - avec, on le devine, cette dimension subjective de “ceux qui n’ont pas manqué Mai” - cesse de lacaniser, nous lui devons de beaux moments. Baudelaire et Benjamin sont alors convoqués. “Il est vrai que Paris ne fut jamais aussi beau”, écrit Milner. Soit “la beauté du mouvement qui déplace”. Les lignes deviennent incertaines, la multitude fait sens, la rue s’introduit dans le lieu clos des assemblées et celles-ci se déplacent à même le pavé des rues. C’est là une vision positive de mai 68 qui se distingue de l’habituel discours d’ancien combattant de la mouvance gauchiste (certains repensant d’ailleurs avec nostalgie aux “événements” tout en crachant sur “l’esprit de mai 68”).
Rien ne va plus quand Jean-Claude Milner réitère le propos du début de son ouvrage : de nouveau il persiste à faire de mai 68 la stricte “affaire de la petite bourgeoisie intellectuelle”. Contrairement à Michéa, nous le verrons dans la seconde partie, cette affirmation chez lui n’a rien de péjoratif ou de condamnable. Milner écrit dans la foulée que les grèves “naquirent de ce qui chez les ouvriers les apparentaient à la petite bourgeoisie ou tout simplement à la jeunesse étudiante” (sic). Voilà pourquoi, ajoute l’auteur, “on les appela grèves sauvages”. Au piquet Milner ! On les appela “sauvages”, ces grèves, parce que les centrales syndicales ne furent pas à l’origine de celles qui, au lendemain du 13 mai, paralysèrent en quelques jours le pays. Ce sont des ouvriers non syndiqués et syndiqués (ces derniers contre les directives syndicales dans un premier temps) qui impulsèrent le “mouvement des occupations”. Dans un second temps les organisations syndicales s’efforcèrent de récupérer ou de canaliser ce mouvement (la C.G.T., plus particulièrement).
En revanche, je suivrais plus volontiers Milner quand, pour faire la distinction entre l’un et l’autre, il écrit que “Mai 68 n’est pas le gauchisme : il en est même le contraire”. Dire “même le contraire” peut paraître exagéré. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par gauchisme. Ce terme a été comme on le sait forgé par Lénine dans son opuscule La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Milner cite la définition de l’un des dictionnaires, Le trésor de la langue française : “Courant politique d’extrême-gauche, d’obédience trotskiste, anarchiste ou maoïste notamment, prônant la révolution, préconisant l’action directe, et rejeté comme déviationniste par le communisme orthodoxe”. Le Petit Robert de l’édition 1993 ne prend pas de risque en proposant cette minimale définition : “Courant politique d’extrême-gauche” (j’ajoute que l’entrée “gauchiste” se révèle plus détaillée : “Partisan extrême des solutions de gauche, révolutionnaires dans un parti -- anarchiste, maoïste, trotskiste”). Même Richard Gombin, dans le chapitre introductif (“Qu’est-ce que le gauchisme” ?”) de son livre Les origines du gauchisme (un ouvrage qui en 1971 proposait la première analyse des courants ayant plus ou moins souterrainement “préparé” mai 68), en désignant par gauchisme “cette fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou veut offrir, une alternative radicale ou marxiste-léniniste en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution”, n’emporte pas véritablement l’adhésion.
Je définirais pour ma part un “gauchisme organisationnel” (celui des groupes trotskistes et maoïstes, tous deux étant marxistes-léninistes, mais les seconds dans une acception plus ou moins stalinienne s’il s’agit de prochinois orthodoxes ou de mao-spontex), et un “gauchisme diffus” (lequel désigne les différents modes de contestation apparus dans les lendemains de mai 68, et en dehors des organisations d’extrême-gauche, via l’écologie, le féminisme, l’éducation parallèle, l’antipsychiatrie, le mouvement communautaire, la contre-culture, etc.). Ni les anarchistes, ni les situationnistes, ni le courant ultra-gauchiste (groupes bordiguistes, conseillistes, spartakistes, généralement anti-léninistes ; on peut y ranger les autonomes apparus vers la fin des années 70, et quelques unes de leurs résurgences, voire ici le “Comité invisible” ; en distinguant alors une “vieille ultra-gauche”, d’une “nouvelle”, très éloignée de la première, mais qui comme la précédente se signale par son anti-gauchisme) ne figurent dans cette liste.
Cette définition, ou plutôt cette classification me semble plus précise, voire plus pertinente que celles proposées plus haut si l’on tient compte de l’évolution du mot gauchisme depuis l’opuscule léniniste, et plus encore les années 70. D’ailleurs les groupuscules marxistes-léninistes qui en mai 68 refusaient l’appellation “gauchistes” (comme les appelaient les staliniens) finirent progressivement par l’accepter et l’adopter. Le livre des Cohn-Bendit, Le gauchisme, remède à la maladie infantile du léninisme, y contribua. Ces précisions valent également pour éviter (ou à l’occasion les dénoncer) des amalgames qui, reprenant ainsi une méthode abandonnée depuis par le P.C.F., entendent fondre dans une appellation commune, commode et réductrice tout ce qui peu ou prou renverrait à un “progressisme” non réformiste.
Pour revenir à Jean-Claude Milner, son gauchisme, dans l’exposé des faits, tend à se confondre avec le maoïsme de ses jeunes années. Selon lui le “gauchisme 65” (point de départ de son itinéraire politique) a été transformé par mai 68. La formule suivante l’explicite : “Au gauchisme, Mai ne donne rien de ce qu’il demande. Mais il lui donne ce qu’il désire”. Et que désire-t-il ? “L’ici maintenant”, répond Milner. La gauche prolétarienne, dont Milner fut, sinon l’un des fondateurs, du moins l’un des cadres les plus actifs, entre ici en scène. Elle nait, précise l’auteur, “d’une double volonté : ne rien perdre de l’ici-maintenant que Mai portait en soi ; ne rien perdre du gauchisme qui réécrit l’ici-maintenant dans l’alphabet de la politique et de l’Histoire”. Afin d’éclairer la lanterne du lecteur (qui en a bien besoin !), Milner définit la GP à travers ces quatre traits caractéristiques :
- recours équivoque à la notion de guerre civile.
- traitement équivoque de la notion des grands nombres.
- l’équivoque de la référence ouvrière.
- une référence équivoque à la Chine.
Je laisse de coté les trois premiers pour en venir au quatrième. La principale raison de la quasi disparition du maoïsme de la scène politique française vers la fin des années 70 est due à la prise en compte (ou de conscience) par les militants maoïstes de la réalité du pouvoir politique en Chine, et ce partant de la société chinoise (bureaucratique, stalinienne, totalitaire, à mesure que les yeux se dessillaient). Milner note justement que le recours des maoïstes à la Révolution culturelle “requiert une entière ignorance de ce qui se passait effectivement en Chine (...) Il faut aller plus loin ; il faut supposer une véritable volonté d’ignorance”. Milner ne va pas cependant aussi loin qu’il ne l’indique lorsqu’il ajoute, en guise d’explication, que les textes de la Révolution culturelle auraient été mal traduits. C’est déplacer le problème ou, comme dirait Michéa, botter en touche. S’il est vrai que l’arbre de la Révolution culturelle cachait la forêt de la société chinoise, nous aimerions, cet arbre abattu, débité et brûlé, avoir d’autres explications. Nous ne les aurons pas. Milner ne veut rien savoir parce que là, comme dans d’autres pages de L’arrogance du présent, l’explication que le lecteur un peu instruit attend ou anticipe rendrait vaine la belle construction virtuelle ou le tour de prestidigitation sur lesquels s’extasient les gogos.
Donc, pour reprendre le fil de cette histoire en amont, précisons qu’en octobre 1967 le N° 11 de le revue L’Internationale situationniste s’ouvrait sur un texte intitulé “Le point d’explosion de l’idéologie en Chine” (dont on saura plus tard qu’il avait été écrit par Guy Debord) : un article remarquable, expliquant, alors que la lutte au pouvoir en Chine n’avait pas encore livré son verdict, ce qu’il fallait savoir dés 1967 de la Révolution culturelle et du maoïsme. Les nombreuses analyses qui prendront acte durant la première moitié des années 70 de l’évolution de la situation chinoise confirmeront si besoin était l’excellence des thèses de ce “Point d’explosion de l’idéologie en Chine”. Et les situationnistes n’étaient pas les seuls : d’autres textes (venant des secteurs de l’ultra-gauche ou du mouvement libertaire) sans égaler le tranchant de la thèse situationniste disaient du moins l’essentiel.
J’entends une première objection. Certes cet article ou ces textes critiques restaient relativement confidentiels. Ceci cependant devenait moins vrai à partir de mai 68 dans la mesure où, les “événements” aidant, l’information circulait beaucoup plus rapidement (y compris sur la Chine maoïste) et cette “littérature” trouvait de nouveaux lecteurs. Et encore moins par la suite avec les ouvrages publiés dans la collection 10 / 18 à l’enseigne de “la bibliothèque asiatique”. Se souvient-on de la façon dont les livres de Simon Leys étaient reçus dans les milieux maoïstes ou assimilés ? Il y aurait de quoi confectionner un impressionnant bêtisier. Les arguments de Leys (et d’autres) glissaient comme la pluie sur les plumes du canard maoïste. Nos prochinois croyaient en un dieu : Mao ; en ses apôtres : les gardes rouges ; en un évangile : le petit livre rouge ; le peuple, dans l’histoire, jouait le rôle du Saint-Esprit dés lors que la pensée de Mao irriguait leur système sanguin et nerveux.
Milner, il va de soi, s’efforce de préciser ce qui distingue la GP des autres groupes maoïstes. Il est vrai que la répression en se focalisant sur la GP vers 1970 et 1971 donne à cette dernière une légitimité politique à laquelle contribuent les intellectuels de renom qui se mobilisent contre l’interdiction de La Cause du peuple. C’est aussi affirmer en retour “l’illégitimité” d’un pouvoir s’en prenant de la sorte à la liberté de la presse. Dés lors la référence à la Résistance contre l’occupant nazi prend le pas sur celle de la Révolution culturelle (moins cependant que ne le prétend Milner, la référence chinoise restant très présente). C’est aussi, ne l’oublions pas, le moment (l’été 1971) que choisit Milner pour quitter la GP. Curieusement il évoque ensuite l’évolution de ses anciens amis vers le christianisme social (LIP étant cité comme témoignage). Mais pas un mot sur la Chine et la Révolution culturelle pour expliquer le processus de dissolution du maoïsme version GP. Non, puisque Milner devient à ce moment là un intellectuel “dégagé”, l’explication sera philosophique : le christianisme introduira au platonisme.
Plus loin, revenant sur son départ de la GP, Jean-Claude Milner laisse entendre qu’il s’en est bien tiré. Il a ces mots (le lecteur les trouvera naïfs, putassiers ou présomptueux selon son inclination) : “N’avais-je pas en vainqueur traversé l’Acheron de la Révolution culturelle ? Et cela par deux fois, une fois pour m’y plonger sans perdre l’entendement, une fois pour en ressortir sans perdre la raison”. Au prix de quoi ? Milner l’indique : ne rien savoir sur la Chine (et ceci, soit dit en passant, perdure aujourd’hui). Cela vaut, poursuit-il, impitoyable, tel un Clint Eatswood de la pensée, pour le Cambodge, la Kolyma, et même Auschwicz. Enfin tout est rentré dans l’ordre : la Chine et la Révolution culturelle ayant cessé d’intéresser Milner celles-ci n’avaient plus d’importance. Seule restait l’accusation “du seul fait de penser par masses”.
Ce terrain ainsi balisé, Milner en vient aux raisons qui, fondamentalement, replacent L’arrogance du présent dans le triptyque plus haut évoqué. Je réclame ici toute l’attention du lecteur. Les dix premières pages du chapitre “L’histoire revient” font retour sur mai 68. Milner y fait preuve de la virtuosité qu’on lui connaît en usant de ses habituels paradoxes. Il part du fameux “Nous sommes tous des Juifs allemands”, scandé spontanément dans les rues de Paris au lendemain de l’arrêt d’interdiction de séjour de Daniel Cohn-Bendit sur le sol français. Comme l’écrit Milner, “la phrase a de l’allure”. L’auteur de ces lignes se souvient du frisson qui courut alors le long de l’échine des manifestants : un mélange d’exaltation et de colère que venait renforcer le sentiment de savoir répondre de la manière la plus juste, la plus appropriée et la plus cinglante à cet arrêté d’expulsion. Milner revient sur l’origine de la “phrase” : un article de L’Humanité signé Georges Marchais (inconnu encore du grand public) décrivant Cohn-Bendit comme un anarchiste allemand. Marchais, indique Milner, n’a pas utilisé dans cet article publié au début du mois de mai (ni dans ceux qui suivront, reprenant la même antienne) le nom juif. S’appuyant sur Lacan (une fois de plus mis à contribution chaque fois que Milner se lance dans un morceau de bravoure), notre auteur précise que que “le sujet entend le sens au delà des significations”. D’où les interrogations suivantes : “Les manifestants de Mai avaient-ils entendu, au delà des mots effectivement écrits, un autre mot absent - le mot qui dévoile la vérité ? (...) Mai se souciait-il donc du nom juif au point d’y susciter un instant de vérité ?”.
La question ainsi posée nous sommes en droit de supposer que l’on répondra par l’affirmative. Et bien non ! Jean-Claude Milner prenant le lecteur à contre-pied répond qu’il est pour sa part persuadé du contraire. Le nom juif, ajoute-t-il, dans les années 50 et 60 “est voué à dépérir au fur et à mesure que s’étend le règne de la paix et de la prospérité”. Dans le film Hitler, connaît pas, sorti en 1963, les jeunes gens interrogés qui avouaient “Hitler, connaît pas”, entendaient dire, selon Milner, “Juif, connaît pas”. Que l’on peut traduire par : je ne veux plus rien connaître du délire d’Hitler, c’est le passé, donc le nom juif ne me dit rien. Soit la preuve, poursuit Milner, que “la jeunesse, dans l’ensemble, est alors persuadée que du coté du nom juif, tout est désormais réglé”. Les lecteurs des Penchants criminels de l’Europe démocratique n’ont pas lieu d’être étonné de retrouver la même logique d’un livre à l’autre. Pour Milner il s’agit de la question centrale, et l’on sait déjà que rien ne l’empêchera d’aller jusqu’au bout de sa démonstration. Ce n’est pas sans difficulté, avouons le, que nous le suivons. Car Milner aligne une série de paradoxes qui, j’imagine, font jubiler des lecteurs revenus de tout, ou presque : ceux à qui on peut dire une chose et son contraire sans craindre d’être démenti. Milner, une fois de plus, revient à “Nous sommes tous des juifs allemands”, qualifié maintenant de “mot d’ordre” pour glisser, l’air de rien, qu’il s’agissait d’un “jeu de mot malgré tout et rien de plus” (sic). La preuve, pour l’auteur, résidant dans la totale inefficacité de pareil mot d’ordre auprès de l’opinion et des gouvernants ! Ce symbolique auquel Milner se réfère expressément dans d’autres pages est mis ici à la trappe ! Milner va jusqu’à écrire que jamais, par la suite, “Cohn-bendit ne retrouva de place dans le jeu politique français” (resic).
Tenant donc pour acquis cette inefficacité, Jean-Claude Milner pointe deux certitudes chez les manifestants. Premièrement, puisque le nom juif était devenu sans portée ceux-ci ne prenaient aucun risque à se dire tels. Vous suivez ? Même chose, en second lieu, en ce qui concerne le jeu sur les étiquettes nationales. Les manifestants, poursuit Milner, “protestaient contre l’expulsion de Cohn-Bendit parce qu’ils imaginaient que de telles procédures étaient rares (elles étaient au contraire déjà courantes)”. Milner se trompe d’époque, mais passons. Il importe que le lecteur retienne ceci : plus national que ce “mot d’ordre” tu meurs ! En réalité, nous dit Milner, ces manifestants sont de grands naïfs. Par delà le rôle joué par la police en mai 68 (et là l’auteur ne nous cache rien des exactions policières), les gens en mai conservaient malgré tout “une forme de confiance irréductible en la police”. Allez comprendre ! L’explication suit : ils avaient encore la naïveté de penser que l’on ne vous traitait pas en étranger quand vous ne l’êtes pas, ni que l’on vous retirait “la citoyenneté et l’appartenance nationale quand elles ont été reconnues par une administration tatillonne”. Mais pas un manifestant, conclut provisoirement Milner, pour se souvenir que cela avait été emporté par le vent mauvais 25 ans plus tôt, et pas un de ceux, notamment, dont les parents avaient connu ce sort. Voilà pourquoi votre fille est muette ! Ce qui revient à dire que la même, dans les rues de Paris, crie “Nous sommes tous des juifs allemands” sans savoir ce qu’elle dit. Et Milner d’enfoncer le clou : cette réponse à l’expulsion de Cohn-Bendit, qui révélait déjà une “totale inconscience à l’égard de toutes les immigrations, anciennes et récentes”, révélait plus encore “une confiance béate dans la société française, tenue pour fondamentalement bonne et généreuse, par delà la malignité des politiques”.
J’ai parlé plus haut d’un lecteur qui jubile. J’en connais un autre qui demande grâce. Et un troisième qui commence à s’impatienter : pour le dire vulgairement il trouve que Milner le prend pour un con. Marquons un temps d’arrêt. N’y a t-il pas un oubli dans cette longue péroraison ? Et pas qu’un détail (sans vouloir jouer sur les mots). Remettons nous dans le contexte des journées de mai. La moitié de la réponse se trouve bien évidemment dans les articles de Marchais : Cohn-Bendit “l’anarchiste allemand”. Et l’autre moitié alors ? Que disent au début du mois l’extrême-droite et l’hebdomadaire Minute ? Ce journal évoque comme L’Humanité un “anarchiste allemand”, mais ajoute qu’il est juif ! Minute était très lu à l’époque. Il est vrai que la manière de qualifier Cohn-Bendit chez Marchais suscita plus de commentaires que celle de Minute. Parce que la première souleva l’indignation d’une partie de la gauche tandis que la seconde restait dans son registre habituel : il ne s’agissait que d’une ignominie de plus. Cependant, j’insiste, au lendemain de l’expulsion de Cohn-Bendit les manifestants se souvinrent de l’un (Marchais), comme de l’autre (l’extrême-droite, Minute ). Il n’y a pas d’autre explication à ce “Nous sommes tous des juifs allemands”. Pourquoi Jean-Claude Milner n’en fait-il pas mention alors qu’elle tombe sous le sens ? Car tout simplement elle remettrait en cause la longue et tortueuse démonstration que j’ai essayé, dans la mesure du possible, de traduire fidèlement (et l’exercice n’est pas simple !). Si Milner évoquait ici l’extrême droite, comme cela pourtant va de soi pour comprendre la seconde des raisons de la fameuse phrase, tout l’édifice dressé à la compréhension du “nom juif” s’effondrerait ou n’aurait pas lieu d’être. Je ne suis même pas certain qu’il s’agisse chez Milner d’un oubli conscient : l’extrême droite n’apparaît pas pour ainsi dire dans son ouvrage (le sujet assurément ne le préoccupe pas plus qu’il ne l’intéresse : les antisémites sont d’ailleurs évoqués du bout des lèvres sans qu’on puisse les confondre avec la droite extrême). C’est, semble-t-il, plutôt l’inconscient de Milner qui lui tient en l’occurrence la plume. Il y a cependant une certaine perversité dans le raisonnement qui l’infirmerait. Je laisse à de plus savants le soin de trancher entre ces deux hypothèses. Un psychanalyste sans préjugés pourrait s’y essayer. Ce qui veut dire que j’exclus par avance l’inénarrable Jacques-Alain Miller, ou l’un des membres de sa secte lacanienne.
Ceci posé et reposé, la voie devient libre : Jean-Claude Milner peut déployer à son aise le “nom juif” pour le raccrocher aux wagons de Penchants criminels de l’Europe démocratique. L’auteur a immolé “Nous sommes tous des juifs allemands” sur l’autel du “nom juif”. Mais posez lui la question, il vous répondra qu’il ne s’agit que d’un dommage collatéral. Milner revient alors au gauchisme et à la Gauche prolétarienne pour énoncer cette thèse : “La GP est marquée par le nom juif dans la mesure exacte où elle n’en parle pas”. Élémentaire, mon cher Milner ! Le fameux couteau sans lame auquel manque le manche reprend du service. Un tel est marqué par le fascisme, le protestantisme, la guerre des Malouines, la purée de pois cassé, ou que sais-je encore dans la mesure exacte où il n’en parle pas. Voilà de quoi élargir notre perplexité à l’infini. Une seconde thèse - l’évènement de cette fin de XXe siècle, à savoir le retour du nom juif, ayant pour corollaire la disparition du nom ouvrier - prend acte de la dissolution de la GP et du reflux du gauchisme (en y ajoutant l’effacement du P.C.F.). Sur cette “disparition” l’auteur va un peu vite en besogne : l’actualité de cette année 2009 le démentirait. Mais cela n’a pas d’importance pour Jean-Claude Milner. Chez lui ce n’est pas l’énoncé des faits qui fait sens. C’est dire que pour notre linguiste l’Histoire marche sur la tête. En dernier lieu Milner la reconstruit depuis la grille de lecture du “nom juif”. A ce compte là l’Histoire peut délirer, Milner pérorer, et les dupés s’extasier.


(1) Consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(2) Alain Finkielkraut n’est ici cité, une fois de plus, que comme philosophe et penseur incarnant plus que d’autres la “tendance à l’oeuvre” auquel Michéa apporte sa contribution dans les registres que je viens de relever. On peut être totalement en désaccord avec Finkielkraut sans pour autant le mépriser (comme nous pourrions le dire, parmi de très nombreux exemples, d’un Bernard-Henri Levy). On peut affirmer de manière très polémique ses désaccords avec le philosophe, penseur et médiatique Finkielkraut tout en respectant l’homme. Il est intervenu il y a dix ans en faveur d’un écrivain qui faisait alors l’objet d’un lynchage médiatique (excessivement disproportionné eu égard ce qui lui était reproché). Et Finkielkraut était bien le seul parmi ceux que l’on pourrait appeler des “intellectuels de renom”. C’était faire preuve d’un certain courage, du moins pour un “intellectuel médiatique”. D’ailleurs ce “soutien” a mis fin à la collaboration (même ponctuelle) de Finkielkraut avec Le Monde. Certes notre philosophe s’exprime depuis dans les colonnes du Figaro, mais j’imagine que pour l’intéressé ce n’est pas exactement la même chose.

(3) Consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(4) Ceci avait été précisé il y a déjà longtemps par Boris Souvarine.










2
MAI 68, ENCORE



Le lecteur, après l’éclairage critique de la première partie, sera sans doute peu étonné d’apprendre que pour Jean-Claude Michéa mai 68 a “joué un rôle décisif” dans “l’élaboration du capitalisme moderne”. On l’a lu sous d’autres plumes : c’est l’une des figures imposées des penseurs de droite ou de gauche “décomplexés” (mais pas nécessairement pour les mêmes raisons). Michéa, dans Orwell anarchiste tory, évoque en mai 68 “le mythe fondateur de notre modernité”. Ce thème se trouvera repris et développé dans les ouvrages suivants du philosophe au point de devenir l’un des thèmes récurrents de sa “pensée”.
L’opération vise à réduire mai 68, d’une part en l’assimilant aux July, Geismar, Cohn-Bendit, Kouchner, et compagnie ; d’autre part en y situant les prémices de l’accomplissement du capitalisme moderne. Pour ce faire Michéa ne prend en compte (à travers ce qu’il appelle “l’aspect dominant de 68”) que la seule jeunesse estudiantine, voire les nouvelles classes moyennes. Ce cadre posé, mai 68 devient ce moment où le refus de l’ordre capitaliste a basculé dans l’approbation libérale. Michéa explique ce basculement par, premièrement, le “sens de l’histoire” revendiqué par les insurgés de mai (un “sens de l’histoire” décrit comme un mythe reposant sur l’idée de progrès) ; en second lieu par l’immoralisme inhérent au libéralisme (en l’opposant à la morale de la common decency). Certes, notre philosophe écrit par ailleurs que mai 68 “n’a jamais fait que catalyser et précipiter une évolution économique et culturelle dont les racines plongeaient bien plus dans les nouveaux développements du capitalisme de consommation que dans leur “contestation” officielle””. Toutefois il fait suivre cette phrase du constat suivant : “Du reste cette évolution s’est largement reproduite à l’identique dans l’ensemble des pays occidentaux qu’ils aient connu ou non l’équivalent de Mai 68”. Ici le lecteur un tant soit peu logique peut s’interroger. Si cette évolution s’est produite à l’identique dans les pays n’ayant pas connu mai 68 que vient donc faire celui-ci dans cette galère ? Par conséquent, si je lis Michéa dans le texte mai 68 n’a rien à voir avec les nouveaux développements du capitalisme puisque notre auteur nous explique (et insiste même !) que cette évolution dans d’autres pays s’est faite en l’absence de tels événements. C’est dire une chose et son contraire. Sauf qu’ici pareille contradiction met particulièrement en lumière la vacuité du raisonnement michéen. Quand, en présence de deux phrases, la seconde, censée confirmer la première, en constitue le meilleur démenti, nous tenons là un exemple flagrant de cette confusion qu’un Michéa élève ici à un niveau rarement atteint.
Notre philosophe y revient pourtant dans de nombreuses pages de la Double pensée. En particulier lors d’un entretien accordé à Radio Libertaire, sans être un seul instant interrompu par le gentil interviewer. A coté de l’aspect dit “dominant” de mai 68, largement traité, Michéa évoque un aspect “dominé”. Il se réfère ici aux “travaux” de Kristin Ross pour distinguer un “mai 68 étudiant” d’un “mai 68 populaire”, tout en avançant que l’universitaire et journaliste américaine aurait définitivement établi pareille distinction. Il s’agit chez Ross (dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures ) d’une proposition parmi d’autres : l’intérêt de cet ouvrage résidant dans la documentation proposée. Parlons plutôt d’une auberge espagnole dans laquelle Michéa choisit le plat qui lui convient pour le servir à son lecteur. Tout comme il n’est pas à un anachronisme près lorsqu’il relève que Daniel Cohn-Bendit invitait en mai 68 les étudiants parisiens à “célébrer le pouvoir émancipateur de toutes les formes de deterritorialisation” (ce concept ayant été forgé quelques années plus tard par Deleuze et Guattari). Sur cette lancée Michéa accuse également Dany-le-Rouge d’avoir incité ces mêmes étudiants à “abolir toutes les frontières”. On sait qu’il n’en fut rien puisque le pouvoir gaulliste fit savoir de la façon la plus catégorique à DCB qu’il existait bien une frontière entre l’Allemagne et la France. Plus sérieusement Michéa reprend la distinction faite plus haut pour nier l’existence en aucune façon d’une unité de mai 68. C’est l’un des points sur lequel il insiste le plus : ces deux aspects (“mai 68 étudiant” et “mai 68 populaire”) n’ont jamais coïncidé, ni ne peuvent être reliés par des passerelles. Je dirai plus loin combien, lorsqu’il s’agira de préciser ce que fut réellement mai 68, je suis en désaccord avec cette analyse.
En attendant, sans vouloir sortir du sujet, il parait utile de s’attarder sur le propos suivant de Michéa concernant Sarkozy (d’autant plus que l’actuel Président est très peu cité dans un corpus michéen faisant la part belle à l’actualité) : “Il fallait être un universitaire de gauche pour prendre au sérieux les imprécations de Sarkozy contre mai 68”. Allons donc ! La droite (voire certains secteurs de la gauche) qui arborait une mine plus que réjouie le lendemain de ce discours ne les avaient pas prise au sérieux ? Et Michéa d’ajouter que dans le même discours (celui de Bercy) Sarkozy s’en prenait également au culte de l’argent, au profit à court terme, à la spéculation et aux dérives du capitalisme financier. On sait ce que valent de tel propos chez Sarkozy. Mais en quoi cela invaliderait les imprécations sarkozistes sur mai 68 ? Celles-ci d’ailleurs ne dataient pas d’avril 2007. Il y en avait eu d’autres, auparavant. Mais ces imprécations là eurent plus de résonance que les précédentes. Au point que des commentateurs prétendirent que Sarkozy avait définitivement enterré mai 68 à Bercy. Il n’y aurait donc que Michéa à ne pas vouloir “prendre au sérieux” le discours de Bercy ?
Reprenons ce fameux discours. Que disait donc Sarkozy ce jour d’avril 2007 sur mai 68 ? Très médiatisés (ils représentaient d’ailleurs la moitié de ce discours) ces propos furent largement reproduits par la presse tous genres confondus. Ils sont bien connus et je ne les reprendrai pas (1). Cependant, et plus particulièrement à Bercy, Sarkozy “parlait Michéa” en nous renvoyant aux thèses défendues par le philosophe sur la délinquance, l’autorité, l’école, les repères éthiques, les valeurs morales, la gauche héritière de 68, le mérite, la famille, etc., etc., etc. Il s’agit d’un secret de polichinelle : ce discours a été écrit par Henri Guaino (2). C’est probable, voire possible que Michéa figure parmi les auteurs et penseurs ayant inspiré le conseiller spécial du futur président.
Au début de son mandat présidentiel on sait que Sarkozy avait contacté Manuel Valls, parmi d’autres “personnalités de gauche”, pour lui proposer d’entrer dans le gouvernement Fillion (ce qui était déjà un signe de “reconnaissance”). Contrairement à Kouchner, Besson et Jouyet (qui ne pouvaient espérer mieux au P.S.), Valls refusa. L’homme est ambitieux, et cette ambition avait selon lui plus à gagner au P.S. Sarkozy dut s’y résoudre. Mais il comprit assez rapidement que Valls lui serait plus utile au P.S. qu’au gouvernement. Nous en avons eu la confirmation.
On pourrait élargir ce propos. En l’étendant par exemple aux penseurs et philosophes qui ne seraient pas sans partager un certain nombre de valeurs avec l’actuel hôte de l’Élysée sans pour autant faire preuve d’allégeance. Dans une telle configuration un Michéa parait évidemment plus utile qu’un Glucksmann ou un Ferry.

Pour le trentième anniversaire de mai 68, en réponse à la “fièvre commémorative” évoquée dans le chapitre précédent, j’écrivais et diffusais le tract suivant (reproduit ci-dessous).


MAI 68, TRENTE ANS APRÈS

Trente ans après, mai 68 fait de nouveau la une de l’actualité. Les médias s’en donnent à coeur joie : c’est à qui renchérira sur l’événementiel, voire l’anecdotique. Derrières ces images complaisantes qui tant reproduites finissent pas perdre toute signification, il convient de rappeler ce que fut réellement ce printemps là.
Cette grève générale, la plus importante qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industrie, se trouvait amplifiée par un mouvement d’occupations sans précédent. L’usage de la démocratie directe redonnait du sens au projet révolutionnaire. L’imagination avait pris le pouvoir parce que la poésie était descendue dans la rue. Les gens parlaient : le désir retrouvé du dialogue, le goût d’une véritable communauté et la volonté pour chacun d’écrire sa propre histoire débouchaient sur une critique généralisée des aliénations, des idéologies et de l’organisation de ce monde. Mai 68 fut cette fête où l’on refusait toute autorité, toute enrégimentation, toute spécialisation. refus également des partis et des bureaucraties syndicales, toute comme du mensonge stalinien, de la morale répressive et du travail aliénant. En cela mai 68 fut libertaire.
Trente ans après, qui commémore quoi ? “Notre” belle jeunesse ? Des illusions perdues ? Un printemps sans avenir ? C’est même devenu la référence obligée de ceux qui, faute d’avoir su “révolutionner” le monde le gèrent maintenant aux mieux de leurs intérêts (et de ceux qui les emploient). On peut à la fois cracher sur ses “idéaux passés” et exhiber complaisamment quelque fait d’armes datant des “événements”. Il y a belle lurette que ces “contestataires” là se sont recyclés dans les médias, la publicité, la haute administration ou au parti socialiste. Nous leur laissons cette commémoration, cet enterrement de première classe, ce cadavre que la famille comme les croque-morts ressortent tous les dix ans en se félicitant de l’avoir échappé belle.
L’époque a changé, nous dit-on. S’il est vrai que la montée de l’extrême-droite, l’existence de millions de chômeurs, la destruction de certaines des bases biologiques de la vie et le processus de liquidation du prolétariat ne le démentent pas, faut-il pour autant désespérer de mai 68 ? N’accuse-t-on pas la culture antiautoritaire de l’après 68, ses utopies, et même un goût pour la transgression hérité de ces années là d’être en grande partie responsables de cette crise du “lien social” à laquelle sont directement confrontés ceux qui à des titres divers se trouvent investis de charges et de responsabilités éducatives. Voilà la vraie nouveauté de cet anniversaire : si l’école se délite, les banlieues explosent et la famille ne joue plus son rôle, c’est la faute à mai 68 !
Cela ne nous rend pas spécialement heureux d’être les hommes d’un temps de médiocrité historique. Mais en quoi ce monde là serait-il davantage supportable ou réformable que celui contre lequel nous nous insurgions voilà trente ans ? Si la lettre porte à discussion, l’esprit de ce printemps là doit encore être invoqué pour insuffler toute activité critique digne de ce nom. Aujourd’hui, comme hier, il nous faut refaire l’entendement humain. Il n’existe pas d’autre façon de célébrer mai 68.

Pour reprendre plus dans le détail ce que fut mai 68, j’aimerais mentionner en premier lieu l’une des contributions les plus importantes écrites dans l’après coup (le long article intitulé “Le commencement d’une époque” qui ouvre le douzième et dernier numéro de l’Internationale Situationniste en septembre 1969), ensuite des textes écrits “à chaud” pendant les “événements” ou durant les mois suivants par Maurice Blanchot.
Le premier et les seconds ne se confondent pas. Pourtant, indépendamment des raisons qui m’incitent à les commenter, je tiens à les mettre en parallèle. D’une certaine façon l’un et les autres se complètent. C’est aussi quarante ans plus tard entendre dépasser ce qui pouvait s’apparenter alors à un malentendu, mais dans les termes du conflit si l’on se réfère à ce qu’ont pu écrire les uns sur les autres, et réciproquement (sachant que les “autres” désigne ici les membres du “Comité des écrivains et des étudiants” auquel appartenait Blanchot, et au sein duquel ses textes furent publiés sans nom d’auteur). Je ne veux pas dire par là que le temps efface nécessairement une telle dimension conflictuelle. Celle-ci appartient à une histoire que l’on ne saurait réécrire pour arrondir les angles. En revanche, la nécessité de comprendre aujourd’hui mai 68 dans toutes ses dimensions passe par la prise en considération des écrits et de l’action de quelques uns de ceux qui, tout en s’opposant sur certains points, même sur un mode très polémique, n’en contribuèrent pas moins, parmi d’autres (mais plus que d’autres) à ce que mai 68 fut ce que j’en dirai plus loin. Certes le plateau de la balance penche sensiblement du coté situationniste. Cependant les textes “confidentiels” de Blanchot (d’autant plus qu’ils étaient anonymes) font retour sur quelques unes des “vérités essentielles” de mai 68, et à ce titre supportent la comparaison avec les analyses situationnistes.
Plus qu’aucun groupe (à l’exception du Mouvement du 22 mars), l’Internationale Situationniste reste associée à mai 68. Son influence se trouva reconnu dans un second temps (y compris sur le mode paradoxal du fantasme ou de la calomnie). Comme l’écrivaient les situationnistes dans “Le commencement d’une époque” : “Si les rares documents connus de l’I.S. ont rencontré une telle audience c’est évidemment qu’une partie de la critique pratique avancée se reconnaissait d’elle-même dans ce langage”. C’est dire que l’I.S. s’était autant reconnue dans mai 68 que le “mouvement” se reconnaissait en grande partie dans les thèses situationnistes. Cette reconnaissance là s’expliquait principalement par le caractère révolutionnaire “nouveau” de ces thèses, lesquelles dépassaient les habituelles antinomies entre le “politique” et le “culturel”, le “social” et “la vie quotidienne” pour les fondre dans une critique radicale de tous les aspects de la société de ces années-là. Sachant que l’I.S. ne prétendait nullement jouer pour elle un rôle dominant dans ce processus : “Le caractère largement nouveau de ce mouvement pratique est précisément lisible dans cette influence même, tout à fait étrangère à un rôle directif, que l’I.S. s’est trouvée exercée”.
En ce qui concerne les “événements” proprement dits, “Le commencement d’une époque” revient sur les prémices de mai 68 : à travers l’activité du groupe “les Enragés” (dont plusieurs membres adhéreront ensuite à l’I.S.) à la faculté de Nanterre depuis janvier 1968 (relayé par le Mouvement du 22 mars en avril), ceci entraînant une répression autant universitaire que policière. Le conflit s’élargit alors à d’autres facultés et s’exprime une première fois dans les rues du Quartier Latin le 3 mai. C’est le début d’une série de manifestations de plus en plus violentes avec le point culminant de la nuit dite “des barricades de la rue Gay-Lussac” des 10 et 11 mai. Situationnistes et Enragés se retrouvent dans la Sorbonne occupée depuis le 14 mai. L’un d’entre eux se trouve élu au premier comité d’occupation. Un comité “Enragés - I.S..” publie plusieurs documents qui, tout en rappelant l’activité précédente des situationniste, appellent à agir de suite “pour faire connaître, soutenir, étendre l’agitation”. L’accent est mis sur “l’occupation immédiate de toutes les usines en France et à la formation de Conseils ouvriers”. Les situationnistes et leurs amis quittent la Sorbonne le 17 mai pour constituer le “Conseil pour le maintien des occupations” dans les locaux de l’IPN de la rue d’Ulm. Le CMDO publie ensuite de nombreux documents diffusés à quelques 200 000 exemplaires en France, et même à l’étranger durant le mois de juin. Il décide de se dissoudre le 15 juin.
Par delà cet aspect factuel, “Le commencement d’une époque” insiste sur les points suivants. Mai 68 a été “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire : les occupations révolutionnaires et les ébauches de démocratie directe ; l’effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant près de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révolutionnaire de notre temps, et même ça et là le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expérience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se constituer dans tous les pays sous sa forme achevée, et le modèle qu’il a désormais à dépasser - voilà ce que fut essentiellement le mouvement français de mai 1968, voilà déjà sa victoire”. C’était également “la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle (...) Dans un tel processus, la propriété était niée, chacun se voyant partout chez soi. Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le goût de la communauté véritable, avaient trouvé leur terrain dans les bâtiments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune (...) Le mouvement des occupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et donc la fête, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps. Il était aussi bien le refus de toute autorité, de toute spécialisation, de toute dépossession hiérarchique : le refus de l’État et, donc, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des professeurs de la morale répressive et de la médecine”.
Mai 68 fut ceci et cela en même temps, et intimement liés. Nous sommes bien loin des tombereaux d’insanités déversés depuis par les Michéa et consort ! La séparation faite par Jean-Claude Michéa entre deux mai 68, l’étudiant et le populaire, le premier l’ayant largement emporté sur le second, relève d’une reconstruction autant arbitraire que dérisoire. Tout comme la fiction michéenne d’un mai 68 impulsant un nouvel élan au capitalisme vise fondamentalement à brouiller et à occulter autant que possible la réalité, le sens et les conséquences des dits “événements” pour fourguer la camelote idéologique la plus susceptible de discréditer le type d’enseignement qu’il conviendrait encore aujourd’hui de tirer de ce beau mois de mai. Plus largement elle s’inscrit dans un processus révisionniste qui vise à faire passer mai 68 pour son contraire.
Il fut un temps où les contempteurs de mai 68, du gaullisme à la droite traditionnelle et des staliniens à la gauche réformiste, en dénonçaient les “excès”. Mai 68, même vilipendé, même traîné dans la boue, conservait une forte identité. Elle était plus ou moins négative mais on savait cependant de quoi l’on parlait. Raymond Aron, indiscutable penseur de droite, mais doté d’une vue un peu plus perçante que ce qui tenait lieu d’intellingentsia au pouvoir, le premier ouvrit une brèche en avançant dans La révolution introuvable qu’il ne s’était fondamentalement rien passé en mai 68. D’autres, par la suite (mais cela prit un certain temps), arguant ou prenant prétexte des palinodies ou revirements successifs de soixante-huitards bien en vue (parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, immanquablement associé à mai 68, sera en quelque sorte la cerise sur le gâteau) s’engouffreront dans cette ouverture en s’efforçant de dépouiller mai 68 de ses aspects spécifiques, radicaux, émancipateurs afin de le réduire à une crise d’adaptation des institutions ou de le disqualifier comme moment refondateur du capitalisme, voire de l’accuser de tous les maux dont souffrirait après coup la société française. Nous en avons eu l’une des illustrations avec les écrits de Michéa et le discours de Bercy du candidat Sarkozy.
Et puis, en regard des sempiternels arguments des Michéa et consort sur l’évolution que l’on sait des Geismar, Glucksmann, July, Kouchner et cie visant à discréditer mai 68, reprenons ce qu’écrivaient en 1969 les situationnistes sur le gauchisme. Dans “Le commencement d’une époque” ils adressent une volée de bois vert aux groupuscules auxquels appartenaient tous ces messieurs en relevant leur rôle de porte à faux lors des “événements”, leur volonté malgré tout de ménager les bureaucraties syndicales ou staliniennes, leur propension à courir après un mouvement “bien plus extrémiste qu’eux”, leurs “illusions pseudo-stratégiques”, leur incapacité à comprendre la radicalité de mai 68 alors qu’ils parodiaient “de la manière la plus malheureuse toutes les formes de révolution du passé”. Le Mouvement du 22 mars (et DCB) bénéficie d’un traitement particulier. Moins suspect de ménager le P.C.F. et les syndicats, ce groupe combine “presque toutes les tares idéologiques avec les défauts du confusionnisme naïf”. L’ultra-gauche n’est nullement épargnée : bien au contraire en raison de ses archaïsmes économistes et de son incapacité à comprendre la profonde nouveauté de mai 68.
Il y a une dimension polémique indéniable dans ces constats. Cependant cette critique, déjà à l’oeuvre dans les précédents numéros de l’Internationale Situationniste, constituera en quelque sorte le socle, durant les années 70, à partir duquel on traitera du gauchisme et des gauchismes (du trotskisme au maoïsme, en passant par tous les avatars du léninisme ou du spontanéisme) dans des milieux qui ne se réclamaient pas toujours de la théorie situationniste, mais qui sur ce plan-là savaient de quoi il en retournait. Par conséquent, pour ce qui concerne les personnages cités plus haut, en 68 le vers était déjà dans le fruit. Ou bien, pour reprendre une certaine formule, ces messieurs ont ensuite échangé une erreur contre une autre. Je veux bien reconnaître que la seconde possède un caractère de gravité plus évident (ou beaucoup plus évident selon les cas).
Mai 68, pour compléter le tableau, relie dans le droit fil des révolutions du XIXe siècle l’ancien et le nouveau. Les barricades, tout en représentant “matériellement” la réponse la mieux adaptée à l’occupation d’un terrain urbain ou encore à la violence de la répression policière, symbolisaient les luttes du passé et en constituaient la mémoire vivante. On ne dira jamais assez combien les gens se sont parlés dans les rues de Paris et d’ailleurs tout au long des journées de mai. Des groupes de personnes se formaient spontanément pour discuter et débattre des différents aspects du mouvement, des solutions qui pourraient être ici ou là envisagées, mais aussi de leurs aspirations à vivre dans un autre monde. Sur les murs des grandes villes de multiples inscriptions portaient le témoignage d’une poésie descendue dans la rue. Cette dimension prenait le pas sur le coté propagandiste des slogans maoïstes et trotskistes. Une dernière donnée : en mai et juin 68 on hospitalisa beaucoup moins que d’ordinaire en milieu psychiatrique.
Ce que l’on pourrait appeler à proprement parler “l’engagement politique de Maurice Blanchot” (sachant que cette “sensibilité” se trouvait déjà exprimée au lendemain de la Libération dans un texte consacré au surréalisme) date de la création de la revue 14 juillet en 1958. Fondée par Dionys Mascolo et Jean Schuster (avec la collaboration des surréalistes, de Daniel Guérin, Claude Lefort, Maurice Nadeau, Robert Antelme...), elle appelle à lutter contre l’arrivée au pouvoir de de Gaulle (en déclarant “illégal” son gouvernement et “usurpateur” le général). Blanchot participe au second numéro avec un court article, “Le refus”. Une référence qui va devenir comme une sorte de signature pour Blanchot. Il s’agit là de l’un des beaux textes jamais écrit sur la capacité et l’obligation dans certaines circonstances de refuser : un refus “absolu et catégorique”. Ensuite Blanchot sera le principal rédacteur de la “Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie” (le Manifeste des 121), puis, dans la continuité, il tente avec d’autres écrivains d’impulser une Revue Internationale qui restera à l’état de projet. Enfin Blanchot est l’un des membres fondateurs (avec Antelme, Mascolo, Bounoure, Duras, des Forêts, Leiris, Nadeau) du Comité d’action étudiants - écrivains constitué le 8 mai 1968. Ce comité, installé un premier temps à la Sorbonne, publie en mai-juin des déclarations collectives et des articles non signés. Il fait également paraître un bulletin en octobre 1968, puis un “bilan” en juillet 1969 clôt cette activité.
On put vérifier en 1998, à l’occasion de la publication dans le n° 33 de la revue Lignes d’un dossier consacré à Dionys Mascolo, le Manifeste des 121 et mai 68 (attribuant à chacun des auteurs la paternité des articles anonymes du Comité), l’importance de la participation de Blanchot autant du point de vue quantitatif que qualitatif. J’en extrait un texte intitulé “Sur le mouvement” (datant de décembre 1968, ensuite repris dans le “bilan”). Partant de l’interrogation “Quelle a été sa force (celle du mouvement) en mai 68”, Blanchot répond, “que dans cette action, dite étudiante, jamais les étudiants n’ont agi comme étudiants mais comme révélateurs d’une crise d’ensemble, comme porteurs d’un pouvoir de rupture mettant en cause le régime, l’État, la société. L’Université n’a été qu’un point de départ”. Puis il enchaîne sur les “forces et faiblesses” du mouvement tout en s’inscrivant en faux contre un prétendu “échec de mai”. Là Blanchot parle de révolution : “Le mouvement de mai a été la RÉVOLUTION dans la fulgurance et l’éclat d’un événement qui s’est accompli et, en s’accomplissant, a tout changé”. Une révolution qui ne ressemble à aucune autre : “Plus philosophique que politique ; plus sociale qu’institutionnelle ; plus exemplaire que réelle ; et détruisant sans rien de destructeur, détruisant, plutôt que le passé, le présent même où elle s’accomplissait et ne cherchant pas à se donner un avenir, extrêmement indifférente à l’avenir possible, comme si le temps qu’elle cherchait à ouvrir fût déjà au-delà de ces déterminations usuelles”. Cependant Blanchot ajoute à l’intention de ceux qui ne verraient là qu’une “mystique de la révolution”, des précisions d’ordre factuel sur le déroulement des “événements”. Avant de conclure il insiste sur l’aspect radicalement nouveau de mai 68 (rejoignant ainsi les situationnistes) : “PLUS RIEN NE SERA COMME AVANT. Penser, agir, organiser, désorganiser : tout se pose en d’autres termes, et non seulement les problèmes sont nouveaux, mais la problématique elle-même est changée. En particulier, tous les problèmes de la lutte révolutionnaire, et d’abord de la lutte de classe, ont pris une forme différente”.
Il y a là également, osons le mot, une dimension spirituelle qui ne fut pas absente de mai 68. C’est aussi poser la question des termes de l’émancipation. J’y reviendrai dans la troisième partie de cet essai. Pour en revenir au “différend” relevé plus haut, le Comité étudiants-écrivains en général, et Dionys Mascolo en particulier ne présentent pas l’activité des situationnistes sous un jour favorable. Ceux-ci leur répondent dans le n° 12 de la revue sur le mode polémique habituel. Mais à aucun moment ils ne se référèrent à Blanchot. Ceci précisé, et après m’être attardé sur les contributions des uns (les situationnistes) et de l’autre (Blanchot), il parait préférable d’avancer quarante ans plus tard que l’une et l’autre traduisent parmi d’autres, mais plus que d’autres, ce que l’on pourrait et devrait dire aujourd’hui de mai 68. D’un coté la confirmation, par la preuve des dits “événements”, d’une radicalité qui s’était trouvée chez elle en mai 68 (“Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, c’est parce que nous avons écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, part tant d’autres avant nous, et aussi par nous mêmes”) ; de l’autre la dimension souveraine d’un “refus radical” que mai 68 traduit comme “possibilité révolutionnaire”, mais également “négation même de ce qui n’a pas été encore posé et affirmé”.
J’évoquais dans un précédent paragraphe une brèche ouverte par Raymond Aron, dans laquelle s’étaient engouffrés d’aucuns avec un temps de retard - celui du retournement de veste d’une grande partie des chefaillons gauchistes - pour réviser mai 68 sur le mode d’une prétendue adaptation du capitalisme (les critères variant selon le champ d’intervention, de la philosophie aux sciences humaines). Gilles Lipovetsky figure parmi ceux qui au début des années 80 entendent se colleter dans des travaux à caractère philosophique ou sociologique avec ce que l’on rapporte à un “nouvel air du temps”. On ne discutera pas ici les thèses de L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain sinon pour dire que l’on peut accepter quelques unes des descriptions faites par Lipovetsky quant aux formes prises ici ou là par cet individualisme sans pour autant adhérer à la vision du monde qui nous est par ailleurs proposée, ni aux conclusions de l’auteur. Lipovetsky, par exemple, va jusqu’à écrire que “l’individualisme contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des classes” (laquelle devient bien entendu “idéologique” sous sa plume). C’est prendre ses désirs pour des réalités. Mais ce qui nous importe ici se sont les lignes suivantes : “Les journées de mai (...) reproduisent moins le schéma des révolutions modernes fortement articulées autour des enjeux idéologiques qu’elles ne préfigurent la révolution postmoderne des communications”. Ici Lipovetsky va relire et réinterpréter les “événements” pour les enrôler sous la bannière de “l’individualisme contemporain”. Il semblerait que les thèses de ce philosophe aient depuis fait long feu. Quoiqu’il en soit elles avaient le vent en poupe durant les sinistres années 80. Nous n’en avons pas terminé avec l’auteur sur mai 68, puisque trois ans plus tard Lipovetski y revient dans un article de la revue Pouvoirs. Il y écrit que “sous le signe de la révolution “l’esprit 68” ne faisait que prolonger la tendance pesante de la privatisation des existences (...) Non seulement l’esprit de Mai est individualiste mais il contribue à sa manière (...) à accélérer l’avènement de l’individualisme narcissique contemporain, dépolitisé et réaliste, flottant et apathique, largement indifférent aux grandes finalités sociales et aux combats de masse”.
Il parait difficile de faire mieux : comment aligner le plus grande nombre de contre-vérités en si peu de lignes ! Ajoutons Lipovetsky à la liste de ceux qui n’en finissent pas d’exorciser à travers mai 68 l’aversion, même rétroactive, que leur inspirent les “événements”. La rage dont se trouve accusée mai 68 s’appelle ici “individualisme”. Ce que ne manqueront pas de souligner plus tard Michéa dans ses ouvrages, et Sarkozy dont son discours de Bercy. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais une pièce supplémentaire à verser au dossier. A vrai dire je citais Lipovetsky en dernier lieu pour faire ressortir la mention d’un “esprit 68” (ou esprit de mai 68”). Car, je le souligne, pareille mention qui chez Jean-Claude Michéa, comme on s’en doute, ne suscite que des sarcasmes n’est pas davantage prisée par l’autre Jean-Claude (pourtant beaucoup moins critique sur mai 68).
Ceci s’explique par la lecture faite par Milner des années 70. On a vu qu’elle se limitait à un indépassable horizon du gauchisme auquel L’arrogance du présent apporte maints témoignages. Milner donc, pour les besoins de sa démonstration, tient à opposer mai 68 à l’ esprit 68 sur le mode paradoxal qu’on lui connaît. Pour ce faire il écrit que “Mai 68 voulait que tous, maîtres et esclaves du vieux monde, deviennent des maîtres ; l’esprit 68 affranchit les esclaves mais n’en fait pas des maîtres”. Milner, si nous le suivons bien, veut opposer mai 68 à la doxa gauchiste des années 70 sur ces mêmes “événements”. Cette manière de voir n’est pas sans pertinence. Pourtant la critique du gauchisme était déjà explicite en mai 68 (entre autres par les situationnistes, comme on l’a vu). Là aussi “l’esprit 68” sous la plume de Milner n’est qu’une façon de plus de distinguer mai 68 de la période gauchiste qui suit. Cette gymnastique l’entraîne à établir une autre distinction, plutôt spécieuse, entre certains de ses interlocuteurs de la décennie 70 : les uns venus de mai, et les autres du gauchisme. L’opération permet d’excuser quelques uns de ces derniers de pareil héritage au prétexte qu’ils avaient eu “la loyauté de ne pas vouloir s’en taire et de s’opposer à eux-mêmes un démenti”. Pour le lecteur qui n’a pas lu L’arrogance du présent je précise que Milner évoque ici les “nouveaux philosophes”. Sur ces dernier Deleuze évoquait “leur haine de 68” et ajoutait “c’était à qui cracherait le mieux sur 68”. Ce que Milner traduit par “qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce qu’est la vérité ; qui recule avec effroi devant la renégation (sic) ne sait pas ce qu’est l’affirmation”. Ici la “vérité” est bonne fille, pour ne pas dire bien obligeante puisqu’elle sert à justifier les revirements (ou les “renégations” pour parler le milnérien) des amis de Milner, mais également le sien. “L’affirmation”, quant à elle, n’a jamais été soumise à pareille fête : mais un tel succès risque de lui ôter à jamais tout crédit. Ce morceau de bravoure (autant impudent que culotté, arrogant que dérisoire) soulève un lièvre que je lèverai le moment opportun.
Non, l’esprit de 68 n’a pas grand chose en commun avec ce que peuvent écrire les Michéa, Milner, Lipovetsky et cie. Il désigne ce en quoi mai 68, ensuite, s’incarne ou se trouve illustré dans des actions, des activités, des oeuvres. C’est vouloir dire que celles-ci n’auraient pas le caractère exemplaire que nous leur portons sans mai 68. Citons en quelques unes pour les seules années 69 et 70.
Le 10 mars 1969, en fin de journée, la statue de Charles Fourier était remise place Clichy sur son socle. Il s’agissait de la réplique en plâtre, mais finement bronzée, de la précédente déboulonnée presque trente ans plus tôt par les nazis. Une plaque gravée à la base de la statue désignait les auteurs de ce détournement : “En hommage à Charles Fourier, les barricadiers de la rue Gay Lussac”. Le lendemain trente gardiens de la paix, aidés d’une grue, furent mis à contribution pour remettre le socle à nu (3).
Le 15 janvier 1970 sort à Paris le premier film d’Alain Tanner, Charles mort ou vif. Ce film raconte la rupture d’un industriel suisse (Charles Dé) d’avec son milieu, puis la lente et inexorable progression, jubilatoire, critique et exemplaire de Charles vers son destin de déserteur social et familial que l’on finit par enfermer en psychiatrie. Charles mort ou vif pose la question de l’émancipation d’une manière singulière : la place du sujet émancipateur incombe plus à Charles qu’au couple de marginaux qui l’ont recueilli (4). Tanner l’illustre par un usage de la citation n’ayant pas d’équivalent (Godard excepté) dans le cinéma de l’époque : la fable brechtienne rejoint ici le détournement situationniste. Il se trouva au moins un critique (Philippe Haudiquet) pour écrire que “c’est de Suisse que nous parvient (...) le plus bel enfant cinématographique du mois de mai 1968”.
Ce même mois de janvier, Léo Ferré chante à la Mutualité. Il crée durant cette série de récitals la presque totalité des chansons qui se retrouveront sur les deux albums Amour-Anarchie. Les références à mai 68 sont présentes dans plusieurs des titres de ce tour de chant. Certains étaient déjà connus depuis le disque précédent. Mais seuls les bons connaisseurs de Ferré savent qu’une chanson comme Madame la misère (“Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire”) avait été écrite - le texte en tout cas - une vingtaine d’années plus tôt : ce poème figurant dans le recueil Poète... vos papiers ! publié en 1956. De là à dire que cet “esprit de mai 68” n’était sans antériorité il n’y a qu’un pas que nous franchirons sans hésiter.
On s’attendait moins, pour citer un dernier témoignage “à charge” sur mai 68, à trouver ce genre de discours, même atténué, dans l’un des ouvrages du collectif Pièces et mains d’oeuvres (7). On ne sait s’il faut incriminer quelque maladresse ou un rapport désinvolte à l’histoire dans la phrase suivante : “Quelques nuits d’émeutes, et le retour de l’essence dans les pompes à la Pentecôte 68 suffirent à pacifier un mouvement communément réformiste”. Dans ce livre (Terreur et possession ) qui comporte des pages pertinentes (même si les thèses des auteurs ne sont pas à l’abri de la critique) on aurait pu se passer de lire ce propos un tantinet mesquin, plutôt léger et complètement à coté de la plaque.
Pour terminer sur une note bouffonne, mai 68 a également été pris à partie par deux psychanalystes dans un ouvrage intitulé L’univers contestationnaire : un livre sorti en 1969 et signé André Stéphane (pseudonyme sous lequel se cachaient Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel). J’ai ailleurs dit deux mots sur cet ouvrage indigent qui comporte un chapitre posant l’équation gauchisme = fascisme. Sinon L’univers contestationnaire (titre décalqué de L’univers concentrationnaire de David Rousset) s’attarde bien évidemment sur la contestation du discours du “père” identifié comme un discours “bourgeois” et même “juif”. Ceci afin d’accréditer quelque fondement “antisémite” de mai 68. Passons sur les élucubrations de nos deux analystes sur la “dalle sacrée” ou le “tombeau du père” (ici pour associer contestataires 68 et nazis) afin d’en venir au chapitre “L’identification finale à la mère sadique-anale”. Les auteurs insistent sur l’aspect anti-patriarcal (ou prétendu tel) des théoriciens de mai 68 tout en avançant paradoxalement que les contestataires s’en prennent en réalité à un personnage féminin au sujet duquel il s’agit de prouver qu’on a rien à faire avec lui puisqu’il représente “le Mal”. Je ne sais ce que Freud en penserait (ou plutôt on peut le subodorer à travers une remarque prudente des deux auteurs sur des méandres psychanalytiques que Freud n’aurait que très peu explorés). Donc, pour “s’efforcer de prouver qu’il n’a rien de commun avec l’image maternelle mauvaise”, le contestataire 68 “se conduira en bonne mère”. Et l’identification réalisée il pourra ainsi “s’attaquer à la mauvaise, c’est à dire la société bourgeoise capitaliste de consommation”.
Ces pages burlesques, permettant d’évacuer toute analyse politique, n’ont pas été sans trouver des lecteurs attentifs, ou pour le moins intéressés parmi les contempteurs de mai 68. Et parmi ceux-ci l’inévitable Jean-Claude Michéa. Notre philosophe ne cite pas L’univers contestationnaire mais il reprend la thématique soulignée ci-dessus (il se réfère à d’autres ouvrages publiés depuis, et reprenant cette thématique sans pour autant souscrire à toutes les propositions d’André Stéphane). En tout état de cause elle apporte de l’eau à son moulin puisque Michéa écrit, au sujet de ceux qu’il nomme “les innombrables militants de l’extrême gauche libérale”, qu’ils “ont certainement quelque chose à voir avec le meurtre du père et la soumission parallèle à une mère dévorante “. Des lignes à mettre en résonance avec un autre passage de La double pensée où l’inspecteur Michéa, après avoir enquêté sur des formes “maternalistes d’emprise (...) difficiles à reconnaître” parce que “déjà invisibles aux yeux de ceux (ou de celles) qui les exercent”, finit par trouver le coupable en la personne de Saint François d’Assise (fondateur, précise Michéa d’un ordre voulant réaliser une “égalité absolue”). Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Et notre Bourrel d’occasion de conclure ainsi son enquête : “Il serait peut-être temps de s’interroger sur ce que l’inconscient de la gauche extrême doit à la spiritualité franciscaine et spirituelle (8)”.
Une autre fois, car j’en resterai là. J’aurai l’occasion durant le chapitre suivant de revenir sans trop m’y attarder sur cette question matriarcale (ou anti-matriarcale). Je ne reprendrai pas pour autant Jean-Claude Michéa sur le sujet. Après un ultime tour de piste nous cesserons de nous intéresser à l’auteur de La double pensée.


(1) Ce discours peut être consulté dans son intégralité sur le site de l’UMP.

(2) Bernard-Henri Levy s’est retourné contre Henri Gueno pour lui faire porter la responsabilité des discours de Sarkozy. Depuis toujours la très grande majorité des hommes politiques se font aider par leurs conseillers ou par des plumes extérieures (tel Berl pour Pétain en 1940) pour rédiger leurs discours. Mais un texte écrit par Emmanuel Berl reste un discours de Philippe Pétain (“la terre ne ment pas” ou “Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal”), et un texte écrit par Henri Guaino reste un discours de Nicolas Sarkozy. Il faut posséder un pois chiche à la place du cerveau pour prétendre le contraire. Les “amis de BHL” peuvent toujours répondre qu’il s’agissait d’une attitude tactique en quelque sorte : leur “grand homme” étant l’ami de Sarkozy (mais ayant voté Royal !) il ne lui était pas possible d’exprimer frontalement son désaccord, etc. Si le ridicule tuait encore, il y a belle lurette que nous serions débarrassé de Bernard-Henri Levy.

(3) En 1960, suite à une proposition d’un conseiller municipal parisien, un certain René Thomas, exhortant le préfet de la Seine à faire disparaître le socle même où reposait jusqu’en 1942 la statue de Charles Fourier, André Breton adressait une vigoureuse protestation au journal Combat. Les lignes suivantes extraites de ce courrier (“Ce M. René Thomas vit, en effet, en plein accord “avec son époque”, celle qui livre ce soir Paris aux bandes fascistes sans que les partis de gauche aient envisagé la moindre contre-manifestation”) n’ont pas été publiées par Combat.

(4) Lors de la rencontre de Charles avec Paul et Adeline, le jeune couple, Paul, qui s’étonne que Charles manifeste peu d’intérêt pour les automobiles, s’entend répondre : “Premièrement, la position du conducteur est très mauvaise. Elle coupe la digestion, comprime l’estomac et engraisse le coeur. Deuxièmement la circulation est devenue l’art dramatique des imbéciles. Les accidents sont de misérables tragédies et les risques de la route tout ce qui nous reste d’aventure. Troisièmement, l’automobilisme est un système d’accumulation, d’entassement, mais qui n’apporte pas le moindre échange, à part bien entendu celui de grossièretés, et où les gens ne se rencontrent jamais. C’est un système de dispersion sociale : chacun dans sa petite caisse. Et pour terminer, à travers l’automobile, les compagnies pétrolières et les marchands de tôles, imposent leur loi, détruisent les villes, font dépenser des fortunes en routes et en flics, empuantant le monde et surtout font croire aux gens que ceux-ci ne désirent plus rien d’autre”. Ajoutons que Paul, d’abord interloqué, desserre le frein à main de la voiture de Charles tout en répondant “nous allons vous arranger ça”, et pousse l’automobile qui va s’écraser dans le ravin au dessus duquel se trouvait les trois personnages.
Quarante ans plus tard, citons le dialogue suivant :
- Pourquoi vous n’aimez pas les téléphones portables ?
- Premièrement. L’utilisation régulière et prolongée du téléphone portable provoque à plus ou moins long terme des désordres fonctionnels et des maladies chroniques. Deuxièmement. Cette laisse électronique qui affecte 90 % de la population française représente le meilleur moyen de contrôle policier en termes d’itinéraires, d’emploi du temps ou de réseau de relations. Troisièmement. La question du choix (en avoir ou pas) se pose de moins en moins puisque la possession d’un téléphone portable devient progressivement une obligation pour de nombreux actes de la vie quotidienne. Ceux qui persistent à vivre sans portable sont pour le mieux considérés comme des “asociaux” ou pour le pire comme des “ennemis de la société”. Quatrièmement. La possibilité d’être joignable en tous lieux et à tous moments (et réciproquement) focalise l’usager sur l’attente d’un appel ou d’un message au détriment des capacités d’attention, d’écoute ou de disponibilité dans l’espace public. Tout comme elle représente pour les salariés équipés de cette prothèse un moyen de contrôle pour les employeurs et une forme de dépendance qui n’est pas sans empiéter sur la vie privée des premiers. Cinquièmement. L’aspect “nuisance sonore” du téléphone portable s’assortit de comportements peu respectueux ou grossiers envers les personnes environnantes. Et pour terminer, l’industrie du téléphone portable est l’une des plus polluantes, et des plus grandes consommatrices d’énergie électrique et de ressources en eau. Elle accélère la destruction de la planète et contribue à la technification du monde.
Non, ne cherchez pas. Vous ne trouverez ce dialogue dans aucun film. Un cinéma politique du type Charles mort ou vif ne peut plus exister en 2009. Et puis, n’est ce pas, comme on le disait jadis pour Billancourt, il ne faut pas aujourd’hui désespérer Laetitia et Kevin.

(6) Dans Du temps que les situationnistes avaient raison : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(7) Ce collectif a écrit un très utile Le téléphone portable, gadget de destruction massive.

(7) Michéa va chercher ses références chez Jacques Dalarun et Jean-Pierre Lebrun.











3
UN ÉTAT DES LIEUX



1) DES MOEURS

Durant ma lecture critique de Jean-Claude Michéa j’ai volontairement laissé de coté les pages que le philosophe consacre aux questions que l’on regroupera par commodité sous la rubrique “des moeurs”. Ceci parce que les réponses qui pourraient être données dépassent largement le cadre des remarques et diatribes de Michéa sur le sujet. Il parait en tout cas certain que ce qui tient lieu ici de pensée chez le philosophe montpelliérain vient de son mentor Christopher Lasch, mais aussi de la partie la plus discutable des écrits “théoriques” de George Orwell. J’en ai déjà dit un mot en me référant à deux articles (parmi les plus connus) de l’écrivain anglais. D’ailleurs Michéa se rapporte à l’un d’eux (Raffles et Miss Blandish ) pour fustiger “la tendance très moderne à tolérer le crime et admirer le criminel” de nombreux intellectuels. Tout comme il accuse les penseurs de “la gauche et de l’extrême-gauche” de se livrer à ”l’apologie de principes de toutes les transgressions morales possibles”.
Cela précisé il fallait un nom pour incarner et illustrer ce qui pour Michéa représente le mieux (c’est à dire pour le pire) cette “dimension transgressive” : celui du marquis de Sade, présenté comme “l’une des vaches sacrées de l’intelligenstia de gauche”. Ce nom revient de livre en livre, soit pour faire de Sade l’un des pères fondateurs de “l’infrastructure psychologique et imaginaire d’un monde entièrement libre”, ou “la face d’ombre de la philosophie des lumières”, soit pour l’associer au “fascisme finissant” (en se référant au film Salo de Pasolini), soit pour lui imputer “la fascination caractéristique des intellectuels modernes” pour le crime et la délinquance, ou encore, pour clore la liste, d’avoir anticipé “les implications d’un libéralisme entièrement développé”. Généralement Michéa s’appuie sur Christopher Lasch pour réduire Sade à une utopie sexuelle, fondatrice du principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont que des objets d’échange. Le marquis de Sade, jadis accusé d’immoralisme, d’apologiste du crime et de toutes les perversions sexuelles imaginables, devient, sous la plume de messieurs Lasch et Michéa, un génie du mal qui aurait anticipé vers la fin du XVIIIe siècle “toutes les implications morales et culturelles de l’hypothèse capitaliste”. Au point de nous faire regretter les accusations des premiers qui avaient au moins le mérite d’appeler un chat un chat quand les seconds s’évertuent à noyer le poisson. Ce n’est certes pas la première fois que les écrits de Sade se trouvent ainsi sollicités. Cependant leur lecture par Lasch et Michéa n’est pas sans renouveler un genre qui commençait à s’essouffler. Ce Sade alors, c’est du lard ou du cochon ? Les indécis qui sans l’avoir lu se poseraient la question, du moins ceux qui se rangeraient délibérément dans le camp anticapitaliste risquent de trouver les explications de messieurs Lasch et Michéa convaincantes, sinon satisfaisantes.
A chacun ses références. La remarque suivante d’Apollinaire (“Sade, l’esprit le plus libre qui ait encore existé”) représente une bonne introduction à la lecture de Donatien-Alphonse de Sade. C’est de ce type d’étoffe dont se vêt le divin marquis. Car pour Sade la liberté est souveraine. L’indispensable correspondance du proscrit en administre la preuve. En 1783, depuis sa cellule du donjon de Vincennes, Sade répond en ces termes à sa femme (qui, se faisant l’écho des pressions de l’administration pénitentiaire, incitait le prisonnier à réviser ses raisonnements) : “Ma façon de penser, dites vous, ne peut être approuvée. Et que m’importe ? Bien fou est celui qui adopte une façon de penser pour les autres ! Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions ; elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer ; je le serais, que je ne le ferais pas. Cette façon de penser que vous blâmer fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur, c’est celle des autres (...) Si donc, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. Ces principes et ces goûts sont portés par moi jusqu’au fanatisme, et le fanatisme est l’ouvrage des persécutions de mes tyrans. Plus ils continuent leurs vexations, plus ils enracinent mes principes dans mon coeur, et je déclare ouvertement qu’on a pas besoin de me jamais parler de liberté, si elle m’est offerte qu’au prix de leur destruction. Je le dis à vous. Je le dirai à M. Le Noir. Je le dirai à toute la terre. L’échafaud serait là, que je ne varierais pas”.
Lignes admirables ! Les raisons pour lesquelles Sade a écrit l’oeuvre que l’on sait tiennent en quelques phrases, éclairantes, confondantes, prémonitoires ! Il faut être professeur agrégé de philosophie à Montpellier, ou avoir enseigné l’histoire à l’Université de Rochester pour n’y rien comprendre ! Et puis, contre ceux qui ont tellement galvaudé cette liberté qu’elle finirait par se confondre avec un esclavage librement consenti, il importait de citer le propos d’un homme qui savait plus que quiconque de quoi il en retournait.
Continuons. Dans une autre lettre adressée à sa femme, Sade répond en réalité à ses geôliers qui venaient de lui refuser la lecture des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Partant d’une réflexion sur la censure et l’éternelle bêtise des censeurs, Sade poursuit ainsi : “Vous avez imaginé faire merveille, je le parierais, en me réduisant à une abstinence atroce sur le péché de la chair. Et bien vous vous êtes trompés : vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. Ça commençait à se passer, et cela sera à recommencer de plus belle. Quand on fait trop bouillir le pot, vous savez bien qu’il faut qu’il verse”. Sade va alors s’atteler à la rédaction des Cent vingt journées de Sodome. Jamais il n’ira plus loin dans la description d’un univers effroyable, horrible, voire non représentable, qui aujourd’hui encore, malgré les commentaires et les relectures permettant de distancier ce texte, ne laisse pas indemne. Une telle volonté de réduire à néant les sentiments et les croyances de l’espèce humaine, de la scandaliser à travers ce qu’elle aurait de plus humain, de plus sacré, n’a pas d’équivalent.
C’est ici, à la lumière de cette correspondance, qu’il convient d’apporter la précision suivante. Sade renvoie à ses geôliers, à ses persécuteurs, à la société, au monde entier l’abjection dont on l’accable. Il le fait à la mesure de la révolte qui l’habite, d’une rage indescriptible, d’un orgueil démesuré, d’une voix étincelante. On trouve dans les Cent vingt journées, à travers l’extrait de dialogue suivant, l’un des thèmes récurrent du texte sadien : “Est-il possible de commettre des crimes comme on les conçoit et comme vous le dites là ? Pour moi j’avoue que mon imagination a toujours été sur cela au-delà de mes moyens : j’ai toujours mille fois plus conçu que je ne l’ai fait, et je me suis toujours plaint de la nature qui, en me donnant le désir de l’outrager, m’en ôte toujours les moyens”. Sade, par l’intermédiaire des personnages de ses romans, dans de nombreuses pages témoigne du hiatus existant entre le réalisable et les pouvoirs de l’imagination : celui-ci cédant toujours devant ceux-là. C’est l’une des grandes leçons à retenir du divin marquis. Mais celle-ci, et d’autres, sont immanquablement occultées pour qui Sade doit être pris au pied de la lettre. L’équation Sade = sadisme : cette absurdité, cette bêtise, cette incompréhension totale, continue à faire des adeptes. Même chez ceux qui seraient plus armés que d’autres pour lire Sade dans le texte. La force du préjugé ? Sans parler des timorés et des sentencieux : de ceux pour qui le “il n’y a pas de fumée sans feu” ou le “on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs” tient lieu de pensée. Ou encore de ceux qui considèrent que Sade s’est livré par anticipation à une apologie des régimes totalitaires. N’est ce pas Élisabeth Badinter ? A quoi bon leur dire, leur répéter que Sade, au sein de la section des Piques, dans les premiers temps de la Terreur, au péril de sa vie, se fit l’avocat de l’abolition de la peine de mort ! Qu’il écrivit, non sans superbe : “Oui je suis un libertin, je l’avoue : j’ai conçu tout ce qu’on peut concevoir dans ce genre là, mais je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. Je suis un libertin, mais ne suis pas un criminel ni un meurtrier”.
Annie Le Brun l’exprime par le paradoxe suivant : “Tous les révolutionnaires de 1789, acceptant le fait que la fin justifie les moyens, sont immoraux, alors que dans cet environnement idéologique, il n’y a qu’un personnage moral, profondément moral, c’est Sade, qui dit que les moyens justifient la fin, que la fin ne peut différer des moyens que l’on a utilisés”. Dans le même livre, Sade, aller et détours, Annie Le Brun met l’accent sur quelques uns des aspects essentiels de la pensée de Sade. Deux, principalement, méritent d’être retenus. D’abord Sade affirme que la loi est un mensonge puisqu’elle ne rend compte que du général au détriment de la vérité (sadienne soit) du particulier ; ensuite il est le premier à avoir tiré toutes les conséquences de la disparition de la figure divine : de part sa volonté de tout connaître et de tout expérimenter afin de se déployer souverainement dans une perspective infinie.
La teneur, la vigueur et la diversité des attaques qui continuent de s’abattre sur Sade prouvent, si besoin était, que l’oeuvre du divin marquis n’est pas prête d’être récupérée, même si depuis quelques années elle prend place dans la prestigieuse collection de la Pléiade. On ne sait pas lire Sade ou on ne veut pas le lire parce que le scandale de ses écrits n’en finit pas de brouiller la vue et le discernement de ceux qui ne peuvent ni ne veulent reconnaître chez Sade cet exercice souverain de la liberté à travers lequel les poètes, principalement, se sont reconnus. Certes il parait malaisé pour qui le mot “liberté” se confond avec la notion laissée par la pensée bourgeoise (en particulier l’inepte “ma liberté commence où finit celle des autres” qui n’est en réalité qu’une définition de la propriété privée) de l’entendre de cette oreille. Mais ceux dont il est question ici, par définition pourrait-on dire, ne nous entretiennent pas de Sade. Freud eut l’intuition que les perversions étaient nécessaires à la civilisation. En cela il reprenait l’un des “enseignements” de Sade. Pour Freud la confrontation avec cette “part maudite” là devait prendre le pas sur son occultation, toujours préjudiciable selon les critères du père de la psychanalyse. Ensuite Bataille en formalisera quelque principe de base dans des pages qui ne doivent rien à Freud. Mais ceci est une autre histoire.
Un philosophe, bien avant Freud, mais avec de tout autres moyens, avait posé la même équation : il s’agit de Charles Fourier. Lui aussi tout comme Sade figure dans la liste des penseurs les plus incompris ou dénigrés. Mais il ne parait pas certain, contrairement à Sade, qu’on le prenne toujours au sérieux. Fourier et Sade ne sont pas convoqués ici par hasard. En y ajoutant Nietzsche, ces trois noms circonscrivent un second pôle de l’émancipation : le premier relevant des catégories du politique et du social. Sans oublier de citer ici le troisième, le pôle de l’art (et de la poésie) : qui davantage proche du second n’a cessé depuis le début du XXe siècle de faire le lien entre le premier et le second, au point de voir quelques uns de ses éléments les plus avancés rejoindre l’autre rive (celle du politique et du social) durant la seconde moitié du XXe siècle. Cette “question de l’art” sera traitée dans le chapitre suivant.
Venons en à Charles Fourier. Par quel bout que l’on prenne l’oeuvre du philosophe et utopiste c’est l’enchantement qui prend le dessus. L’étonnement saisit le lecteur le plus endurci dans des pages faussement souriantes, où la part du rêve se trouve à ce point matérialisée que l’on en arrive à douter de nos certitudes les plus établies. Une idée force travaille le Nouveau monde amoureux, le livre majeur (pour ce qui nous occupe ici) de Fourier : chacun a raison en amour. Une proposition simple, facile à retenir, l’évidence même... Et pourtant ! En Civilisation (pour parler comme Fourier qui l’oppose à l’Harmonie) nous sommes très loin de nous y conformer. Bien au contraire : on exclut, on discrimine, on enferme et on soigne au nom d’une raison moralisante. Quand Fourier écrit : “En amour, comme en toutes choses, chaque civilisé voudrait généraliser ses goûts dominants”. Serait-ce l’envers de la proposition précédente ? Non, il n’y a pas véritablement de contradiction. La différence, sans plus, entre l’usage de la liberté chez chacun et la volonté de partager cette “licence” avec le plus grand nombre. Ceci parait insurmontable ? Pas chez Fourier en tout cas. Ceux que le mot liberté gênerait ici, dans pareil contexte, peuvent le remplacer sans dommage (l’auteur les y invite) par le mot “manie”. Ce sont d’ailleurs ces manies qui au premier chef intéressent Fourier. Chacun trouve sa place dans le monde harmonien qu’il décrit, y compris celui ou celle qui dans le domaine sexuel ferait preuve d’extravagance ou enfreindrait les lois relatives aux “bonnes moeurs”. Fourier renverse ce qui en Civilisation est considéré comme aberrant, monstrueux, bizarre, condamnable pour doter chacun de ces adjectifs de valeurs positives. Comme l’écrit Simone Debout, dans sa belle présentation des Oeuvres complètes de Charles Fourier : “En Harmonie, les manies amoureuses les plus décriées sont licites, voire appréciées, et Fourier les décrit complaisamment. Plus elles sont étranges et rares, plus elles sont précieuses, car elles poussent leurs adeptes à chercher au loin des semblables et relient des individus destinés, semblait-il, à s’ignorer. D’ailleurs, si la sexualité est l’expression du plus particulier et suscite toujours entre les amants comme une société secrète, les manies en sont le moment ultime. La norme, en ce domaine, est une abstraction vide et elle implique une restriction conventionnelle des possibilités érotiques du corps. Dans le nouvel ordre, plus aucune exclusive. Les Harmoniens ont le droit d’être des pervers polymorphes, de retrouver, au delà de l’enfance, une intégrité sexuelle qui apparie plus intimement les sexes opposés ; en effet, si plus rien n’est interdit, ni refoulé, il y aura passage de l’un à l’autre sexe, transition, dit Fourier, nécessaire à l’Harmonie”.
Les critiques faites à Charles Fourier portent principalement sur le caractère systématique de son oeuvre. Il s’agit d’un système pour qui n’y voit qu’une gigantesque utopie. Assurément il est bien ici question d’utopie mais celle-ci n’a rien de contraignant, et encore moins de totalitaire. C’est tout le possible de l’homme qui se trouve mis à l’épreuve avec Fourier. La notion de sexualité prend une autre signification en Harmonie. L’art de la combinatoire fait imploser les modes de représentations auxquels s’attache la Civilisation, et cela est encore plus vrai en amour. Il y a toujours chez Fourier une dialectique subtile entre la critique portée sur le monde civilisé et la mise en perspective des différents projets harmoniens. Rien n’exclut rien : “Les polygynes ont la propriété de se créer un ou plusieurs pivots amoureux, c’est à dire un amour qui se maintient à travers les orages d’inconstance. Un polygyne, quoique changeant fréquemment de maîtresse, aimant par alternat tantôt plusieurs femmes à la fois, tantôt une seule exclusivement, conserve en outre une vive passion pour quelque pivotale à qui il revient périodiquement”. Plus loin Fourier ajoute : “Après avoir vécu un certains temps avec une pivotale et l’avoir quittée, on peut en devenir céladon aussi galant que que si l’amour était à son aurore”. Délicieux, n’est ce pas ? Je sais, certains feront la moue : “Trop beau pour être vrai”, diront-ils. D’autres traiteront Fourier de fou. A ceux là, Simone Debout a déjà joliment répondu : “Une telle folie est le plus haut défi au malheur”. C’est ce qu’il faudrait avoir toujours à l’esprit en lisant Fourier. Le malheur des hommes vient, entre autres raisons, de leur impossibilité à projeter leur imagination au delà des limites que ce monde nous assigne. Fourier s’inscrit en faux contre cette “fatalité”. Il nous répète qu’il ne faut pas croire la nature bornée aux moyens connus. C’est l’essentiel.
Il y a comme un paradoxe à vouloir partir de Sade et Fourier (voire de Nietzsche), dans la mesure où, plus qu’ailleurs, il parait difficile d’établir dans la perspective évoquée ci-dessus une filiation (à l’exception de Bataille pour Sade et Nietzsche, voire des surréalistes pour Fourier). On partira donc ici du mot “perversions” (en l’associant sur ce mode pluriel à la sexualité) pour définir depuis Sade (explicitement) et Fourier (implicitement) le cadre nécessaire aux développements qui suivront. A ce stade, il va de soi, nous rencontrons ou retrouvons la psychanalyse.

Une première tentative chez Freud pour systématiser la vie sexuelle remonte à Trois essais sur la sexualité. Le second de ces essais, La sexualité infantile, est devenu un classique. Il a longtemps fait s’étrangler d’indignation ceux qui refusaient de reconnaître toute sexualité à l’enfant. J’y reviendrai. Attardons nous d’abord sur le premier de ces essais, Les aberrations sexuelles. Freud se réfère ici aux travaux de Krafft-Ebing et d’Havelock Ellis. Il y met en relation, c’est là l’originalité de sa démarche, les liens qui unissent la sexualité dite normale aux perversion. Ce que traduit bien la formule suivante : “Ce qu’il y a de plus élevé et ce qu’il y a de plus bas, dans la sexualité, montrent les plus intimes rapports”. Freud remaniera et complétera plusieurs fois ce texte écrit en 1905.
Lors de la série de conférences qu’il prononce aux États-Unis en 1917, rassemblées dans le volume Introduction à la psychanalyse, Freud reprend les thèses des Trois essais dans deux des chapitres de ce livre. Ce dernier ouvrage reste, autant que je sache, l’un des plus lus de Freud, et c’est à ce titre que je le cite. Le père de la psychanalyse, donc, précise dans un premier temps au sujet des perversions que ces “folies, singularités et horreurs représentent réellement l’activité sexuelle des individus en question (...) elles jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction normale dans la notre”. Freud ajoute ensuite qu’il s’agit de pratiques courantes, répandues, qui “ont existé à toutes les époques connues, chez tous les peuples, aussi bien chez les plus primitifs que chez les plus civilisés, et qu’(elles) ont parfois joui de la tolérance et de la reconnaissance générale”. Ceci lui permet de reprendre l’une des thèses fondamentales des Trois essais : “Tant que nous n’aurons pas compris ces formes morbides de la sexualité, tant que nous n’aurons pas établi leurs rapports avec la vie sexuelle normale, il nous sera également impossible de comprendre cette dernière”. C’est là l’un des postulats de la psychanalyse. Une découverte vertigineuse, en quelque sorte, pour les contemporains de Freud. Pourtant, poursuivant cette lecture, je lis plus loin la phrase suivante : “Ce qui caractérise, d’autre part, toutes les perversions, c’est qu’elle méconnaissent le but essentiel de la sexualité, c’est à dire la procréation (souligné par moi). Nous qualifions en effet de perverse toute activité sexuelle qui ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci”.
Pour les perversions c’est l’évidence même, mais l’assortir dun “but essentiel de la sexualité” qui serait “la procréation” étonne et laisse dubitatif le lecteur des Trois essais. Comme si Freud réalisait que la découverte du savant (qu’il sait fondamentale) risquait de l’entraîner là où, en ce qui le concerne, et du point de vue de la société dont il partage les valeurs, il ne saurait aller. On se demande de quelle nature était cette “peste” que Freud imaginait apporter aux américains. D’ailleurs, à l’attention de ceux que ce raisonnement laisserait circonspects, les lignes suivantes de Freud, dans la continué de son propos, sont éloquentes : “Vous comprenez ainsi que la ligne de rupture et le tournant du développement de la vie sexuelle doivent être cherchés dans sa subordination aux fins de procréation. Tout ce qui se produit avant ce tournant, tout ce qui s’y soustrait, tout ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance, reçoit la dénomination peu recommandable de “pervers” et est, comme tel, voué au mépris”.
On ne risque guère de trouver ces précieuses citations chez les commentateurs, et plus encore les disciples contemporains de Freud. Le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (un ouvrage de référence) n’en dit mot à l’entrée “perversion”. On dira que les choses sont plus compliquées que cela. Freud, le plus souvent nuance ce qui pourrait apparaître comme une attitude moralisante ou moralisatrice (quoique, pour rester dans la tonalité précédente, qualifier dans d’autres pages ces perversions par “l’indécence devient de la turpitude” : si les mots ont un sens...). Je relève certes que pour Freud les actions perverses qui interviennent “dans l’accomplissement de l’acte sexuel normal qu’à titre de préparation et de renforcement” ne sauraient être qualifiées de perversions. Il reconnaît également que “le fossé qui sépare la sexualité normale de la sexualité perverse se trouve en partie comblée par des faits de ce genre”. Et si l’on me fait remarquer, autre découverte fondamentale des Trois essais, que “la sexualité normale est le produit de quelque chose qui avait existé avant elle”, à savoir la disposition perverse polymorphe de toute sexualité infantile, j’aurais envie de compléter Freud par Freud : “Elle n’a pu se former (la sexualité dite normale) qu’après avoir éliminé comme inutilisables certains de ces matériaux préexistants et conserver les autres pour les subordonner au but de la procréation”.
C’est la vie, me répondra-t-on, non sans agacement. Sans doute, mais Sade, Fourier, et quelques autres bons auteurs allaient quand même plus loin dans leur évocation de la sexualité. C’est différent ? La reconnaissance d’une sexualité infantile s’avérait révolutionnaire, bien entendu. Mais le reste mérite discussion. La “perversion organisée” de l’âge adulte serait la persistance d’éléments polymorphes ayant échappé au refoulement. Et alors, il n’y a pas de quoi en faire une névrose ! Citons Adorno : “La génitalité, débarrassée de toutes les pulsions primaires taxées de perversité, est pauvre, émoussée, réduite à presque rien”. D’ailleurs Freud le dit à sa façon, plus nuancée, dans Les trois essais.
Revenons en arrière, en 1908 précisément. Freud écrit La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes (article repris dans La vie sexuelle). Notre médecin viennois y oppose une “sexualité normale salutaire à la civilisation” (on ne commentera pas) aux déviations : perversions et homosexualité. Sa démonstration fait ressortir “les phénomènes substitutifs qui apparaissent ici par suite de la répression de la pulsion”, que Freud appelle psychonévroses. Cela lui permet de préciser : “C’est une des injustices flagrantes de notre société que le standard culturel exige de tout le monde la même conduite sexuelle, les uns y parvenant sans effort grâce à leur organisation, tandis que les autres se voient imposer par cela les plus lours sacrifices psychiques : c’est une injustice que l’on déjoue le plus souvent en ne suivant pas les préceptes moraux”. C’est très bien vu ! Et il y aurait matière à développer. J’en viens à la partie la plus problématique de cet article. Freud, en se référant à la morale victorienne de son temps écrit ceci : “Depuis que les relations sexuelles normales ont été si inexorablement persécutées par la morale et aussi - par suite des possibilités d’infection - par l’hygiène, les relations entre les deux sexes, relations d’un type qu’on appelle pervers où d’autres points du corps reprennent le rôle des parties génitales ont vu, c’est indubitable, leur importance sociale s’accroître”. Ce qui parait justifié au regard de nos connaissances historiques bien que Freud force ici le trait. Mais quand dans la foulée je lis : “Ces activités ne peuvent pas être jugées aussi inoffensives que d’autres excès dans le commerce amoureux : elles sont condamnables sur le plan éthique car elles rabaissent cette chose sérieuse que sont les relations amoureuses entre deux êtres humains à un jeu agréable sans danger et sans participation de l’âme” (souligné par moi). En dehors du coït à des fins de reproduction point de salut docteur ? Et qu’est ce qui autorise Freud à affirmer qu’il s’agit “d’un jeu agréable et sans participation de l’âme” ? L’a-t-il disséquée, l’âme en question ? Mais de quoi nous entretient-il en définitive ? Plus loin Freud ajoute : “Tous les hommes qui, par suite de pratiques masturbatoires ou d’exercices sexuels pervers, ont satisfait leur libido autrement que par une voie et des conditions normales ont dans le mariage une puissance diminuée. Et les femmes elles-mêmes auxquelles il ne reste que des moyens semblables pour protéger leur virginité se montrent anesthésiées envers les relations sexuelles dans le mariage”. Ce que la pratique dément, mais on comprend mieux où Freud voulait en venir : à une défense et illustration du mariage. D’ailleurs celui-ci doit être considéré, “du point de vue de la morale sexuelle”, comme “le seul héritier des aspirations sexuelles” par notre bon docteur.
Nous n’allons pas quitter La Morale “civilisée” et la maladie nerveuses des temps modernes puisque Freud, juste avant notre dernière citation, nous instruisait en ces termes : “Une autre conséquence de l’aggravation de la difficulté d’une vie sexuelle normale est qu’elle conduit la satisfaction homosexuelle à se répandre ; il faut ajouter à tous ceux qui sont déjà homosexuels de par leur organisation, ou le sont devenus dans l’enfance, la grande masse de ceux qui voient, à la maturité, par suite de la fermeture de la voie principale d’écoulement de leur libido, s’ouvrir largement le bras latéral de l’homosexualité”. Trois ans plus tôt, dans les Trois essais, Freud rangeait l’homosexualité (appelée “inversion”) parmi les “aberrations sexuelles”. Comme l’indiquent Laplanche et Pontalis : “S’il existe une norme pour Freud, celle-ci n’est jamais cherchée dans le consensus social, pas plus que la perversion n’est réduite à une déviance par rapport à la tendance du groupe social : l’homosexualité n’est pas anormale parce qu’elle est condamnée et ne cesse d’être une perversion dans les sociétés ou dans les groupes où elle est très répandue et admise”. L’interrogation demeure : tout dépend alors du statut de ces dites perversions. On sait parfaitement en revanche ce qu’il en était du vivant de Freud. Ce dernier finira par admettre dans Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920) que “la psychanalyse n’est pas appelée à résoudre le problème de l’homosexualité”. Une précision d’importance, si l’on se réfère aux textes précédents de Freud , qu’il convient de souligner.
Il était plus haut question de la masturbation. A cet égard les “Minutes de la Société psychanalytique de Vienne” sont instructives. On y relève des propos d’un autre âge. Du genre : il faut, après la puberté, ne pas laisser se développer l’onanisme masculin (et amener les garçons aux prostituées), en laissant les filles se masturber ; ou, plus étonnant, d’entendre déclarer nocive toute masturbation faisant appel à l’imagination. Ici Freud ne pouvait que répondre à Stekel en précisant que l’essentiel ce sont les fantasmes. Ce qui ne l’empêche nullement, dans un second temps, de s’étendre sur les effets psychiques de la masturbation, considérés également nocifs par notre bon docteur. Citons “un relâchement des liens de l’individu avec les autres”, ou “un acte antisocial” qui “met l’individu en opposition avec la société”, ou “une prédominance de la vie imaginaire sur la vie réelle, prédominance qui constitue un modèle pour une foule d’autres fonctions”. Mais, mon cher Freud, tout ceci est excellent : cela favorise les appétences révolutionnaires et poétiques ! Et le père de la psychanalyse, pour finir, termine par ces deux points forcément contestables. D’abord “le fait que l’activité masturbatoire doit être considérée comme égale au maintien de la condition de la condition infantile à tous les égards. C’est en cela que réside la nocivité psychique essentielle de la masturbation parce que cela constitue le fondement de la psychonévrose qui se forme lorsque le conflit et le rejet viennent s’y ajouter”. Ensuite : “l’avilissement de la vie sexuelle, lequel résulte de la facilité, de la commodité et du peu d’estime social de cet acte social. Ces onanistes deviennent incapables d’avoir des rapports sexuels avec des personnes qu’ils aiment en estiment, mais seulement avec celles qu’ils dédaignent”. Sans commentaire.
Mais pas un mot, chez Freud et ses disciples, sur l’extraordinaire culpabilisation exercée envers ceux qui se livrent à ce “vice infâme” ! Normal. Les premiers psychanalystes partagent les préjugés de leur temps sur la masturbation. Il ne fallait pas s’attendre à les entendre tenir un autre discours. Sommes nous si loin des Tissot et des médecins hygiénistes du siècle précédent lorsque se trouve évoquée une corruption du caractère par l’onanisme ? Car Freud s’y réfère en opposant aux “mauvaises habitudes” de la masturbation, cette façon “d’atteindre des buts importants sans se fatiguer” (à croire que Freud ne s’est jamais branlé !), le “principe du prototype sexuel” selon lui, ce coït dont Karl Kraus affirmait qu’il n’était “qu’un succédané insuffisant de la masturbation”.
Il était pourtant possible en ce début de XXe siècle, pour des “bourgeois éclairés”, des “scientifiques”, des “esprits curieux”, de se renseigner sur ce qui se pratiquait ailleurs du coté de la masturbation. Certes l’intérêt de Freud pour les recherches anthropologiques viendra plus tard. En tout cas, qui est civilisé (pas au sens de Fourier, bien sûr) : les médecins et les pédagogues qui culpabilisent les onanistes, ou les sioux du Dakota (lesquels enseignent la masturbation à leurs enfants) ? Il est vrai que les “primitifs” de ce début de XXe siècle, ces hommes des “sociétés sans histoire”, avaient sur leurs contemporains occidentaux cet avantage de ne pas appartenir au monde judéo-chrétien, et donc, entre autres conséquences, d’ignorer le pêché originel et l’arsenal de culpabilisations qui en découlent (terrain sur lequel la psychanalyse excellera malgré l’athéisme de ses fondateurs).
La meilleure réponse à Freud date de 1921. Elle est due à Georg Groddeck et consiste en une série de lettres fictives adressées au père de la psychanalyse (lettres plus tard rassemblées dans Le livre du ça ). Groddeck revient plusieurs fois sur l’onanisme en des termes qui peuvent rappeler ceux par lesquels Diogène avaient jadis recours (on sait que le philosophe cynique se masturbait en public, et plaçait l’onanisme au dessus de l’acte sexuel proprement dit). Pour Groddeck (je cite Roger Lewinter), “l’onanisme est non pas une préparation puis un substitut mais la permanence de la sexualité, se déviant pour un temps dans la forme socialement prescrite de l’hétérosexualité génitale, qui n’est jamais qu’une masturbation à deux, comme sa perversion idéologique”. Groddeck fait pour sa part l’indispensable distinction entre l’onanisme et les effets dit nocifs de l’auto-érotisme : “Entendons nous bien : par la masturbation ; je ne parle pas de la peur de la masturbation ; cela, c’est autre chose, elle mine la santé et c’est pourquoi je tiens tant à démontrer quels criminels peuvent être ceux qui vitupèrent contre le vice caché, et effraient les gens. Comme tous les êtres humains pratiquent consciemment ou inconsciemment l’onanisme et éprouvent aussi la satisfaction inconsciente comme telle, c’est un crime envers l’humanité toute entière, un crime épouvantable. Et une sottise, aussi ridicule que lorsqu’on fit dériver des suites nocives à la santé du fait de la station verticale”. Évidemment, de tel propos ne pouvaient que déplaire à Vienne ! C’est une psychanalyste, Joyce Mac Dougall, qui nous apprend que ce sont les analysants disposant d’une culture psycho-analytique étendue, les psychiatres, psychologues et autres analystes en formation qui sont les plus réticents à venir aborder librement leur activité masturbatoire. Pareille constatation vaut de longs commentaires.
Du foutre a coulé sous les ponts depuis le début du XXe siècle, et aujourd’hui, du coté de l’onanisme, il n’y aurait plus de quoi fouetter une verge. Les moeurs s’améliorent, dirons nous. Des sexologues vont jusqu’à recommander l’usage de la masturbation auprès d’adolescents afin que ces derniers soient davantage à l’écoute de leur corps. Dans un autre contexte, celui des “années sida”, la masturbation en tant que pratique n’impliquant pas d’échanges de fluides corporels, a été l’objet d’une valorisation par la santé publique. Ceci passe par des messages de prévention qui, a coté des conseils relatifs à la sodomie ou à la fellation, rappellent que la masturbation solitaire et mutuelle, comme forme légitime de plaisir sexuel, n’implique aucun risque de transmission.
On remarque, en s’en félicitant, que la culpabilité liée aux pratiques masturbatoires a pratiquement disparu. Mais ce n’est pas grâce à Françoise Dolto, qui écrivait : “Chez les petits il est fréquent qu’il y ait des jeux sexuels masturbatoires. Je parle de ces jeux masturbatoires des corps à corps génito-génitaux. Or ces corps à corps barrent le développement de la fonction symbolique utilisable dans la scolarité, par exemple”. Votre enfant travaille mal à l’école ? Il touche trop son pipi et celui de ses petits camarades. Merci Dolto ! A contrario, René Schérer pointe sur le mode du paradoxe les limites de cette “reconnaissance” : “La masturbation, elle, est rangée parmi les inconvénients inévitables de l’absence de maturation, du stade de “l’auto-érotisme”, ou bien encore elle est intégrée à une conception hygiénique, aussi peu érotique que possible, de la bonne maîtrise de son propre corps réservé par la suite à des usages plus conjugaux. devenue instrument pédagogique comment présenterait-elle encore un danger ?”. Aurions nous perdu la poésie dans ce “retournement” ? Qu’en est-il de ces “cartes de France” que les adolescents confectionnaient chaque soir en cachette au creux de leurs lits douillets ? Chères têtes blondes, vous que l’on disait nuls en géographie !
Retour à Freud. La psychanalyse, on le sait, est née en pleine époque victorienne. Jamais, peut-être, dans l’histoire de la civilisation occidentale la sexualité ne s’était trouvée ainsi corsetée, ou réprimée. Certes les hommes allaient au bordel, quant aux femmes... Freud n’a pas, comme on le dit parfois, surestimé l’importance de la sexualité. Celle-ci, dans le silence de son cabinet viennois, se manifestait avec la violence de ce refoulement-là. C’est parce que l’analyse en permettait l’expression, puis le décryptage que Freud en tirait les enseignements que l’on connaît. Je veux dire par là que la psychanalyse, sans pour autant vouloir la réduire à de strictes déterminations historiques, est aussi le produit - en négatif évidemment - de cette époque victorienne (un parallèle d’ailleurs s’impose avec la richesse artistique des avant gardes de la Vienne du début du XXe siècle). Freud, partant de cette logique, a été jusqu’au bout de sa démarche de chercheur, de savant, de médecin, avec la ténacité des “grands découvreurs”, sans se référer à une nature, à des instincts, ou à des normes biologiques ou physiologiques ; mais il l’a mise, cette démarche, au service de ce qu’il pensait être “les intérêts de la civilisation”, et que j’appellerais pour ma part une norme sociale. Ou encore, comme l’écrit René Schérer : “Freud a préféré la conception évolutive et normative d’une sexualité se confondant progressivement avec la fonction de reproduction à celle d’une sexualité libre se pliant uniquement au principe de plaisir et ne se canalisant vers la reproduction que par un abandon successif de ses virtualités”.
Freud d’abord reconnaît, contre les préjugés de son temps, la disposition à la perversion comme partie intégrante de la constitution sexuelle “normale”, pour en même temps affirmer que la perversion qui se fixe, ou devient exclusive doit être considérée comme un symptôme morbide. Quand il précise : “Chaque déviation de la vie sexuelle nous apparaissait, dés le moment où elle s’est fixée, comme résultant d’une inhibition de développement, comme une marque d’infantilisme”, nous sommes enclin à lui demander ce qui permettrait alors un bon développement, ou plutôt, pour parler freudien, quelles sont les “forces limitant la direction de la pulsion sexuelle ?” (la redressant à la manière d’un tuteur). Freud répond “la pudeur, le dégoût, la pitié, et les représentations collectives de la morale imposée par la société”. Nous retombons sur nos pieds. Par quel bout que nous prenions le problème nous en revenons au même point.
La psychanalyse, en quelque sorte, prend le relais de l’idéologie médicale du XIXe siècle, dont le scientisme s’accordait avec les exigences du monde judéo-chrétien. De là cette formidable machine à culpabiliser qui caractérise la société victorienne, et même au delà. Freud et ses premiers disciples, peu suspects de complaisance envers la religion, se sont d’abord signalés par des découvertes qui remettaient en cause de nombreuses idées reçues en matière de sexualité. Mais en même temps ils en limitaient la portée par leur incapacité structurelle à en tirer des enseignements en dehors de la clinique (Reich excepté), et en restant attachés à un modèle de société qui tend à se confondre avec le “ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique” revendiqué par Freud. Ce qui auparavant, en société, relevait d’un acte antisocial, d’un attentat aux bonnes moeurs et à la morale dominante, devient frappé d’un signe, certes moins infamant, mais tout autant discriminatoire, celui de pathologique.
Peut-être la psychanalyse a-t-elle eu raison trop tôt. La forte personnalité de Freud l’explique, d’une certaine manière. Et puis la volonté, ensuite chez certains analystes, de prendre des distances avec Vienne n’a pas donné de résultats satisfaisants (pas en tout cas du point de vue développé ici). Seul Georg Groddeck... mais Groddeck se trouvait isolé, et son coté atypique et marginal ne le prédisposait pas à prendre la tête d’une quelconque dissidence ou à vouloir infléchir la doctrine de l’intérieur. Groddeck choisira une autre voie, celle d’une exploration libre de la sexualité dans sa diversité : “Les relations sexuelles doivent apporter du plaisir et dans tous les hymens, si pudiques que soient les hommes et chastes les femmes, on les pratique sous toutes les formes imaginables : masturbation mutuelle, exhibitionnisme, jeux sadiques, séduction et viol, baisers et succions aux zones hérogènes, sodomie, échange des rôles - en sorte que la femme chevauche l’homme - couché, debout, assis et aussi more feratum. Seules quelques personnes n’ont pas le courage ; en revanche elles en rêvent. Mais je n’ai pas remarqué qu’elles fussent meilleures que celles qui ne renient point leur enfantillage devant l’aimé”. Je n’ai rien retranché à ces lignes extraites du Livre du ça. Il importait de faire entendre, y compris contre des lecteurs qui pourraient s’insurger contre quelques uns des termes de cette énumération, la pleine signification ici du mot “diversité”.
Mais nous n’en avons pas encore terminé avec les dites “perversions”. La discussion va se prolonger avec une psychanalyste. Elle s’appelle Joyce Mac Dougall et a publié plusieurs ouvrages, dont Plaidoyer pour une certaine anormalité et l’indispensable Éros aux mille et un visages. Il s’agit d’une analyste sans préjugés, n’hésitant pas à prendre le taureau par les cornes. Ses recherches, dans un domaine où elle jouit d’une certaine réputation, lui permettent d’avancer des propositions qui tranchent avec l’habituelle orthodoxie ici du monde analytique. Elle le fait sans affectation, en s’aidant régulièrement de la clinique. Mac Dougall constate : “En fait, la plupart des gens considèrent leurs actes amoureux et leur choix objectal comme a-conflictuel, en accord avec leurs représentations d’eux-mêmes et conforme à leurs désirs, en dépit de ceux qui qualifient ces choix et ces actes de “pervers”. Ainsi la forme spécifique que revêt la prédilection sexuelle d’un analysant ne devient un problème clinique, en quête de solution, que dans la mesure où elle provoque des souffrances chez lui ou chez elle “. Parmi ses analysants, Mac Dougall cite le cas de “patients hétérosexuels” ne parvenant “à la satisfaction sexuelle que par le truchement de scénarios fétichistes, sadomasochistes et autres”. On dira, avec Mac Dougall, que pour ceux-ci il n’y a pas lieu de souhaiter qu’ils abandonnent leurs pratiques amoureuses. Les solutions érotiques pour obtenir cette satisfaction ne sont pas limitées à ce que d’aucuns appelleraient une “sexualité saine”. Et puis, ajoute Mac Dougall au sujet des personnes qui ne développeraient pas dans leur vie sexuelle “un spectre plus riche d’activités érotiques et amoureuses” : “Abandonner leur système de survie sexuelle, le seul auquel ils ont été capables d’accéder, serait l’équivalent d’une castration. Et davantage encore. Dans nombre des cas, ces scénarios érotiques, complexes et inéluctables, contribuent non seulement à assurer le sentiment de sa propre identité sexuelle (comme le fait tout acte sexuel) mais souvent s’avèrent être des techniques de survie psychique en ce qu’ils sauvegardent en même temps le sentiment d’identité subjective”.
Une question reste en suspend, celle de la définition. Le terme “perversion” reste-t-il satisfaisant ? Faut-il le conserver, quitte à le mettre entre guillemets le cas échéant, ou parler des “dites perversions” pour les différencier de leur acception péjorative et de leur connotation (a) morale ? Joyce Mac Dougall, pour sortir de cette impasse (et mettre en avant l’aspect mélioratif des “dites perversions”) propose “néosexualités”. Elle tient cependant à distinguer ce qu’elle entend par là, à savoir des modes insolites de maintient d’une relation hétérosexuelle et les formes déviantes de la masturbation, des perversions proprement dites qu’elle réserve “à certaines formes de relations, c’est à dire des relations sexuelles qui sont imposées par un individu à un autre non consentant (voyeurisme, viol) ou non responsable (enfant, adulte mentalement perturbé). Je propose alors que les relations qu’on peut décrire comme perverses soient celles au cours desquelles un des partenaires est complètement indifférent à la responsabilité, aux besoins ou aux désirs de l’autre. Cette réserve coïncide jusqu’à un certain point avec la définition que donne Robert Stoller du pervers : celui que se moque de faire souffrir quelqu’un de non consentant”.
Sans vouloir répondre ici sur cette complexe et problématique question du consentement, et en partageant pour l’essentiel la définition ci-dessus proposée je ferai cependant quelques réserves sur le sort fait au voyeurisme. Soit, cas peu fréquent, on voit en s’imaginant à tort que l’autre n’en sait rien. Ici la personne “matée” sait qu’elle se trouve sous le regard d’un voyeur (ce dernier l’ignorant). Plaisir du voyeur d’un coté, de l’exhibitionniste de l’autre (un exhibitionniste de second type, qui n’impose rien). Soit (cas plus courant), on voit sans être vu (et sans que la personne “matée” ne le sache). Peut-on alors parler d’une “relation imposée à l’autre” ? Je ne crois pas. Le voyeurisme est une perversion très courante. Il n’y a que des hypocrites pour s’en défendre. C’est même tellement banal que le mot perversion résiste, l’écrivant. Le voyeurisme alimente en scènes plus ou moins suggestives les arts et les lettres. Le cinéma, particulièrement, en fait un large usage (1).
L’utilisation du mot perversion suscite donc de nombreuses interrogations. Il y aurait-il de “bonnes” ou de “mauvaises” perversions ? Ou des perversions licites et d’autres qui ne le seraient pas ? Faut-il, comme le propose Joyce Mac Dougall, ne conserver ce terme que pour des relations non consenties par l’un des partenaires ? J’aurais plutôt envie de parler “d’inclination sexuelle”, voire de “préférence sexuelle”, quitte à distinguer d’un point de vue éthique ce qu’il en va de l’une ou l’autre de ces perversions. Je réserve par ailleurs le terme “pervers” aux sujets qui, par perversion des instincts élémentaires, accomplissent des actes immoraux, antisociaux, agressifs et de malveillance. On pourrait également évoquer des “minorités sexuelles” ? Mais peut-on le dire, aujourd’hui encore, de la “communauté homosexuelle” ? On ne relève pas, hormis le choix fondamental de l’objet sexuel (et en mettant de coté les aspects culturels et sociaux), de profonde différence avec les hétérosexuels. C’est tout (et c’est beaucoup) ce qui sépare les homosexuels de ceux qui pratiquent peu ou prou une “sexualité déviante”, d’ordre privé, clandestine presque, non avouée, et dont la publicité constituerait dans certains cas un délit, voire un crime.
J’évoquai plus haut une différenciation entre des perversions “licites” et “illicites”. Je ne suis pas sûr qu’elle s’avère judicieuse. Il est à craindre que toute distinction en ces termes ait des effets discriminatoires. En revanche, on pourrait distinguer les sujets qui se reconnaissent en tant que pratiquants, adeptes de l’une ou l’autre perversions, ou usagers à l’occasion, qui vivent leur sexualité en toute connaissance de cause, sans culpabilité avérée ; des autres. C’est théorique, je le concède. A l’épreuve des faits cela parait plus problématique. Et puis le caractère privé semble souhaitable, dans l’état actuel des choses, pour quelques unes de ces pratiques sexuelles. On aura peut-être compris qu’en essayant de dégager une typologie de “minoritaires sexuels”, il m’importait surtout de distinguer ces derniers des véritables pervers.
Encore faut-il préciser, pour clore ce sujet, qu’il ne s’agit pas ici d’idéaliser ces dites perversions. Chacun vit sa sexualité comme il l’entend. Groddeck, une fois de plus, s’est exprimé là-dessus en des termes plus que convaincants : “Tout homme porte en lui des tendances à la perversité, voilà ma façon de voir. Mais alors, il est inutile et peu pratique de continuer à employer l’expression “pervers”, parce qu’ainsi on éveille l’impression que les tendances personnelles, inexprimables et perpétuelles de cet être ou de cet autre sont quelque chose d’exceptionnel, de singulier, de choquant (...) Il vaudrait mieux que vous vous efforciez de mettre en pratique la proposition : “rien de ce qui est humain ne nous est étranger”, un idéal que nous n’atteignons certes jamais, mais qui n’en ai pas moins fondé en droit, et auquel, nous les médecins, nous nous sentons astreints de tout notre être. Nous reparlerons encore souvent de ces tendances, que vous appelez perverses, que je suppose, moi, présentes chez tous les hommes, et des motifs pour lesquels, en ces matières, l’être humain se ment tellement à lui même”.
Il n’en est pas moins vrai que ces perversions présentent plus d’intérêt pour qui se soucie de davantage demander à la vie, dans sa diversité et sa singularité, que l’ordinaire d’une sexualité dite “normale” chez Freud ou “saine” chez Reich (2). Quand Joyce Mac Dougall affirme que “le pervers ne choisit pas d’être pervers, pas plus qu’il ne choisit la forme de sa perversion”, j’aurais envie de faire une réponse de normand. Nous sommes tous, un peu (souvent), beaucoup (quelquefois), passionnément (plus rarement), des voyeurs, des exhibitionnistes, des fétichistes, des sadomaso, des pédophiles... (le lecteur complétera à sa convenance). D’aucuns ne le vivent pas toujours bien, il est vrai : ils se sentent coupables, honteux, pas dans la norme. D’autres mènent une double vie : dans la lignée de l’adultère bourgeois ils se livrent, en privé, à des pratiques qu’ils peuvent par ailleurs, dans la vie publique, dénoncer en terme de “moeurs dissolues”. D’autres encore, qui en “ont tâté” autrefois (ne serait-ce qu’en pensée), l’ont à ce point refoulé qu’ils constituent l’armée de ceux qui font du “sexuellement correct” leur cheval de bataille. Les commissions de censure chargées de protéger notre belle jeunesse contre des publications licencieuses regorgent de membres d’associations familiales. Imaginez les feuilletant une revue pornographique l’air sévère, pincé ou fâché (ou égrillard, du coté des hommes). Bande-t-il ou mouille-t-elle ? Sont-ils d’autant plus portés à censurer qu’ils ressentent une (coupable) excitation sexuelle ? Amis lecteurs, si d’aventure vous étiez confrontés à l’un ou l’autre de leurs représentants, n’hésitez pas à leur poser cette question !
Il parait difficile de conclure (provisoirement) sur la psychanalyse sans prendre en considération la notion d’ordre symbolique. Laplanche et Pontalis, dans leur Vocabulaire de la psychanalyse, anticipaient sur la suite des événements en adressant la mise en garde suivante : “Prétendre enfermer le sens du terme “symbolique” dans les limites strictes - le définir - serait aller contre la pensée même de Lacan qui se refuse à assigner à un signifiant une liaison fixe avec un signifié”. On ne l’a pas entendu de cette oreille car la référence à l’ordre symbolique fait florès aujourd’hui, et pas uniquement dans des milieux analytiques. C’est au nom de l’ordre symbolique que d’aucuns défendent la famille, la différenciation sexuelle, ou encore la sexualité à la papa. Parmi les agents destructeurs de cet ordre symbolique, deux d’entre eux, principalement, focalisent l’attention des “vigilants” : l’homosexualité et le matriarcat. En ce qui concerne la première, nous pourrions remonter à Voltaire (“Ce vice destructeur de l’humanité s’il était général”), pour trouver quelque matrice à ce thème, récurrent s’il en est, mais que la défense de l’ordre symbolique absout de ses aspects ringard, répressif ou strictement homophobe (ceux-ci représentés, entre autres exemple, par le sénateur Vanneste déclarant : “Le comportement des homosexuels (...) est évidemment une menace pour la survie de l’humanité”), quand se trouve posée à travers la question de la reconnaissance juridique du couple homosexuel celle, plus grave disent-ils, du devenir psychique des enfants “produits” par de telles unions ; et, à plus long terme, de “nos” enfants si le phénomène allait se généralisant.
Un lien pourrait être fait ici avec le matriarcat via le propos suivant de Michel Schneider, psychanalyste à ses heures, dans son livre La confusion des sexes : “A peine si quelques femmes déplorent la débandade d’hommes féminisés ne bandant plus que pour leurs semblables ou pour les femmes du Sud livrées par la mondialisation à leurs appétits criminels”. Schneider trouvant le moyen de fustiger dans la même phrase l’homosexualité, le matriarcat, la pédophilie, et l’invitée surprise, la mondialisation (3).
Il semblerait cependant que les dérapages, provoqués par la référence homosexuelle, soient davantage contrôlés dés lors que l’on aborde la question du matriarcat. Il convient de partir de la crise (ou supposée telle) du patriarcat pour trouver l’explication de cette mise en accusation relativement récente de “la mère”. Le lecteur se souvient que le fameux André Stéphane y avait consacré un chapitre dans son accablant L’univers contestationnaire. Schneider se réfère au début des années 70 pour pointer le début de la longue agonie du critère de “filiation par le père”, en raison de l’évolution de la législation. Le père, qui a déjà perdu cette bataille juridique, est en train de perdre la guerre, d’autant plus que l’on constate que les hommes ont presque “disparu des activités où l’enfant se façonne”. Il ne reste plus comme lieu de confrontation entre l’homme et l’enfant que celui de l’espace familial. Et encore ! Le père est en train d’y être évacué ! Et pourquoi donc ? Parce que les hommes, selon Schneider et cie, en se féminisant abandonnent leur rôle de père, tandis qu’en même temps les femmes s’enferment dans leur rôle de mère.
Quelles conséquences en tirent les partisans de l’ordre symbolique ? La politique devient de plus en plus une affaire maternelle. Ce qui revient à dire que la figure maternelle prend le pouvoir politique indépendamment du fait qu’il serait exercé par des hommes ou par des femmes. On l’aura compris, ce type de discours (que l’on résumera par la formule suivante : “Il n’y a plus d’hommes, il n’y a plus de femmes, mais des hommes desexualisés et des mères”) s’inscrit dans la thématique de la décadence de notre société contemporaine. On peut lui trouver quelque équivalent dans les arts (Jean Clair l’incarne plus particulièrement) ou dans l’économie (quoique l’on parle ici plus volontiers de “déclin”). D’ailleurs, plus en amont, les mêmes partisans de l’ordre symbolique - partant par exemple des situations provoquées par les divorces ou les séparations (en nombre croissant certes), entraînant pour des enfants élevés très généralement par les mères (mais élevés, nous dit-on, dans le rejet de leur père, du père en général, voire de l’homme) - établissent conséquemment un constat de faillite : les enfants peinent à devenir adultes, et quand par chance ils le deviennent les fils ont des difficultés à devenir des hommes et les filles des mères.
On dira que je suis caricatural. Il n’en est malheureusement rien. Le genre de propos qui traîne dans un ouvrage comme La confusion des sexes fait l’objet de vulgarisations dans la presse écrite (les “grands hebdomadaires” plus particulièrement) ou certaines émission de télévision en “prime time”. Précisons que dans des situations de séparation ou de divorce des parents conscients, avertis et responsables font le nécessaire et s’organisent pour ce faire afin que leurs enfants puissent le moins possible pâtir des conséquences de cette séparation ou de ce divorce. On sait aussi que des parents peuvent préférer continuer régler leurs comptes en prenant psychiquement en otage l’un ou l’autre de leurs enfants. Ici et là toute référence en terme d’ordre symbolique vise à instrumentaliser de telles situations au profit de la représentation du monde qui vient d’être décrite.
Il parait possible qu’en cours de route nous ayons perdu la psychanalyse. En tout état de cause celle qui persisterait à se réclamer d’un enseignement freudien, et qui exciperait de l’ordre symbolique dans les termes que j’ai plus haut relevés, remplit une fonction idéologique bien précise : la défense de quelques unes des valeurs les plus traditionnelles.

Une pièce d’importance doit être apportée à notre dossier : la pédophile. On peut dire aujourd’hui sans risquer d’être démenti que la société française (et cela vaut pour la Belgique, la Grande Bretagne, voire la plupart des pays du bloc occidental) a littéralement marché sur la tête à la toute fin du XXe siècle et au début de ce XXIe siècle en ce qui concerne les affaires dites de pédophilie et la manière de les traiter. Les historiens un jour se pencheront sur l’étrange maladie (l’hystérie antipédophile) qui a saisi nos contemporains au lendemain de “l’affaire Dutroux”, et dont le point culminant (“l’affaire d’Outreau” pour l’hexagone) a été suivi de deux procès retentissants : ceux-ci provoquant même une onde de choc à la mesure du rétablissement d’une vérité qui n’avait cessé d’être bafouée. On sait que l’accusation se retourna contre ceux (et plus particulièrement le juge Burgaud, dont l’audition télévisée reste un moment unique dans les annales télévisuelles) qui avaient “instruits” Outreau ou que l’instruction avait placé en situation d’expertise.
Cette vérité donc, tant malmenée depuis l’ouverture de cette instruction “à charge”, a fini par apparaître au grand jour. Il y aura fallu cependant deux procès après des mois ou des années d’incarcération pour laver de toute accusation les quatorze prévenus qui depuis leur inculpation ne cessaient de clamer leur innocence. Mais a-t-on pourtant dit toute la vérité ? Car il ne parait pas certain qu’elle se présente aujourd’hui avec la clarté souhaitable. La justice a failli certes, mais le chapeau qu’on voudrait lui faire porter s’avère trop grand pour elle. Il faudrait pourtant qu’elle le partage avec quelques autres, si l’on entend faire la part des choses et des responsabilités. On ne peut comprendre pareil dévoiement de la vérité sans reprendre et analyser l’enchaînement des faits qui, depuis la fameuse “affaire Dutroux, a finalement débouché sur un désastre judiciaire sans équivalent dans l’histoire de la Cinquième république.
“L’affaire Dutroux”, à l’aune de l’émotion provoquée (et, comme il se doit, ensuite instrumentalisée), n’a pas de précédent. Le spectre d’une “menace pédophile” s’affiche à la une dans de nombreuses gazettes et sur le petit écran. La justice s’emballe : les affaires “Toro Bravo” et “Ado 71” mobilisent d’importantes forces de police et permettent l’interpellation de plusieurs centaines de personnes soupçonnées d’appartenir à de gigantesques réseaux pédophiles. L’affaire Ado 71, particulièrement médiatisée, se dégonfle rapidement. La moisson en tout état de cause s’avère bien maigre : on a mis la main au mieux sur des consommateurs de cassettes pornographiques dont seulement une petite partie de celles-ci méritent la qualification de “pédophiles”. Entre temps le mal avait été fait. Cinq personnes arrêtées durant ce coup de filet se suicident durant la garde à vue. La presse ensuite se défendra d’avoir cité des noms. Des journalistes pourtant avaient apporté des éléments d’information permettant à leurs lecteurs d’identifier sans difficulté les personnes interrogées par les policiers. Je laisse au lecteur (le mien) le soin de qualifier de manière adaptée et circonstanciée ce type de “professionnalisme”.
L’hystérie antipédophile qui déferle alors sur l’hexagone prend un caractère différent selon les situations. Je relèverai, parmi des centaines d’exemples, les quatre “affaires” suivantes : elles ont le mérite d’aborder un même problème sous des angles différents. C’est d’abord, par ordre chronologique, la condamnation en 1998 par un jury de cour d’assises du libraire et éditeur Antoine Soriano à 10 ans de prison ferme pour viol sur la personne de son beau-fils (Soriano a toujours clamé son innocence et l’avocate générale, lors du procès, reconnaissait que les accusations de la dite victime ne pouvaient être prouvées). C’est aussi, l’année suivante, la polémique suscitée par le Canard enchaîné accusant dans un article anonyme l’universitaire Ian Hacking d’avoir défendu des thèses complaisantes sur la pédophilie dans son ouvrage L’âme réécrite (l’éditeur du livre et la collection qui l’accueillait, Les empêcheurs de penser en rond, seront l’un licencié et l’autre passée à la trappe par le groupe pharmaceutique finançant cette collection). C’est également, en l’an 2000, le verdict d’un tribunal accordant pour ainsi dire l’impunité ou presque, trois ans d’emprisonnement, aux assassins de pédophiles ou considérés tels (un père outragé jugé pour le meurtre d’un homme de 78 ans : celui ci ayant eu auparavant la fâcheuse et malencontreuse idée de mettre la main dans la culotte des deux enfants du premier). C’est encore, un an plus tard, la haineuse campagne de presse contre Daniel Cohn-Bendit accusé d’avoir écrit dans son livre Le grand bazar (publié 25 ans plus tôt !) deux ou trois phases propres à lui faire endosser la tunique du pédophile (les usagers du jardin alternatif ou Cohn-Bendit exerçait alors la profession d’éducateur rejetant tout rapprochement entre l’ancien Dany le rouge et un agresseur sexuel).
Je ne cite là que quelques exemples parmi tant d’autres. Mais ils me semblent significatifs et suffisamment riches en enseignements pour planter le décors de l’affaire d’Outreau. En quelques années la pédophilie est devenue le mal absolu. C’est dans ce contexte que la presse annonce l’arrestation de nombreuses personnes censées appartenir à un vaste réseau de pédophilie dans le Pas-de-Calais. L’opinion publique n’aurait pas accepté, avance-t-on maintenant dans certaines sphères, que l’on laissa en liberté des personnes accusées d’une telle infamie. Soit, mais qui la chauffait à blanc cette même opinion publique ? On ne dira jamais assez le rôle joué par la presse lors des péripéties qui émaillèrent l’instruction d’Outreau. On peut d’ailleurs comparer de nombreux articles écrits au lendemain du second procès à ceux qui avaient été publiés cinq ans plus tôt par les mêmes journalistes : c’est édifiant ! C’était alors à qui renchérirait sur le sordide, le crapuleux, le crapoteux, le misérabilisme, le monstrueux ! Et ceci dans la presse dite respectable !
Il faut remonter encore plus en arrière pour proposer une première explication. Les violences sexuelles, en règle générale, ont bénéficié pendant longtemps d’une relative tolérance. Vers la fin du XXe siècle cette tendance s’inverse. Dans ce retournement de situation la nouvelle définition du crime de viol occupe une place centrale. Nous sommes ainsi passé d’un excès à l’autre : la lecture des arrêts des tribunaux condamnant de plus en plus lourdement les personnes accusées de violences sexuelles en apporte la preuve. Entre temps, il est vrai, la réforme en 1993 du Code pénal avait très sensiblement aggravé les peines entrant dans le registre des agressions et atteintes sexuelles. On peut même évoquer une “exception excelle” dans le droit quand l’on constate que les agressions sexuelles en ce début de XXIe siècle sont autant, sinon plus réprimées que les crimes de sang. Nous pensions, naïvement sans doute, que le fait d’ôter la vie à un autre être humain contre sa volonté constituait l’acte le plus répréhensible de nos sociétés développées. Nenni ! D’ailleurs les auteurs de violences sexuelles font l’objet de condamnations de plus en plus lourdes, pas tant pour des raisons strictement répressives qu’en fonction de l’importance accordée au traumatisme de la victime. Celle-ci, nous dit-on, aura d’autant plus de chance ou de possibilité de “s’en sortir”, sur le plan psychologique, que son agresseur sera lourdement condamné. On voit sans peine les risques de surenchère. Ce type d’argumentation tend même à devenir un lieu commun. A ce compte là il faudrait rétablir un jour ou l’autre la peine de mort.
Ma seconde explication cerne encore un peu plus notre sujet. L’affaire Dutroux, j’y reviens de nouveau, a potentialisé dans les milieux “psys” un courant (auparavant très minoritaire) de professionnels pour qui “l’abus sexuel” figure au centre de leur représentation du monde. Citons, parmi ceux-ci, trois thérapeutes familiaux auteurs d’un livre paru en 1991: La violence impensable. Cet ouvrage n’avait recueilli lors de sa parution que de maigres échos, uniquement dans des milieux professionnels très spécialisés. Je le cite ici à titre de symptôme. Car à vrai dire il s’agit d’un livre indigent : le caricatural côtoie le grotesque dans les pages consacrées à la reconnaissance d’un abus sexuel. A croire qu’elles auraient été écrites par le Père Ubu. Cependant, au fil des années, certaines des “thèses” ou propositions figurant dans La violence impensable vont se trouver reprises par des “psys” divers, des magistrats, des travailleurs sociaux, et même des policiers (sans parler des politiques comme on le verra plus tard). Ce qui est dit, répété et réitéré de façon récurrente, voire obsessionnelle en matière d’abus sexuel tient en une seule phrase : toute plainte d’un enfant doit être absolument considérée comme véridique et constituer une preuve pour un tribunal. Voilà qui nous ramène, on en conviendra, à Outreau.
Mais patientons. L’épisode Dutroux, ou plus exactement ses conséquences font apparaître plus qu’auparavant une ligne de fracture dans les milieux “psys”. Des professionnels, de plus en plus nombreux, vont désormais argumenter au nom d’une “théorie de la séduction” - pourtant abandonnée par Freud à la fin du XIXe siècle ! - que viendrait étayer en retour celle d’une “innocence de l’enfant”. C’est le cheval qu’enfourche la psychanalyste Catherine Bonnet dans son livre L’enfant cassé. Freud devient le responsable d’une “diabolisation de l’enfant” que cette analyste croit observer dans le monde contemporain. Mais elle va encore plus loin quand elle désigne à la vindicte publique un “courant pro-agresseur” coupable, dit-elle, de faire régner à nouveau “le temps des enfants menteurs et vicieux”. De là une théorie manichéenne (et empruntée à la “théorie du complot”) : avec d’un coté les “bons”, un monde de “chevaliers blancs” et de “croisés” unis pour la meilleure des causes, celle de l’enfance en danger ; de l’autre les “méchants”, les pervers et leurs otages. Ces derniers l’étant dans la mesure où leurs interrogations et critiques (sur la suggestibilité de l’enfant, sa manipulation par l’un des deux parents lors d’un divorce, sur le syndrome des faux souvenirs, sur les campagnes antipédophiles, etc.) font le jeu des pervers.
La transition est trouvée pour en venir à ces associations de défense et de protection de l’enfance (dont deux d’entre elles figuraient parmi les parties civiles aux procès de Saint-Omer et de Paris) : les lignes ci-dessus illustrent en grande partie la “philosophie” de l’une ou l’autre de ces associations. Par delà des motifs on ne peut plus légitime (en terme stricto sensu de protection de l’enfance), ces associations poursuivent des buts moins avouables (ou pervertis), en terme d’assainissement des moeurs et de limitation de liberté de création. Je ne reprendrai pas dans le détail l’affaire Rose bonbon, celle de l’exposition “Présumés innocent” ou la condamnation d’un roman de Louis Skorecki : elles sont bien connues. Vouloir poursuivre sur le plan judiciaire des oeuvres de fiction censées faire l’apologie de la pédophilie vise également à interdire à un public adulte l’accès à des oeuvres considérées immorales ou dégradantes selon les critères de ces mêmes associations. Celles-ci (et leurs relais médiatiques) font peser de graves menaces sur la liberté d’expression et de création non seulement parce que des suites judiciaires peuvent leur être favorables mais également en raison du chantage qui se trouve par cela même exercé auprès des éditeurs, des institutions culturelles et des commissaires d’exposition. Il semblerait cependant, après le procès de Saint Omer, et plus encore celui de Paris que ces associations aient perdu une partie de leur capacité de nuisance. L’attitude sectaire et les propos caricaturaux (voire stupides) des avocats de l’Enfant bleu et de l’Enfance Majuscule lors des audiences de ces deux procès se sont retournés contre ces associations. Devant leur acharnement à refuser de reconnaître la réalité des faits, ceux innocentant les quatorze inculpés, chacun a ainsi pu se faire une idée de leur degré de surdité et de sottise.
Cette liste se clôt avec les politiques. Du temps où elle était ministre de la Famille, Ségolène Royal a tenu des propos qui paraissent aujourd’hui bien irresponsables lorsqu’elle répétait sur tous les tons “L’enfant dit le vrai !”. Plus près de nous, en novembre 2003, 71 parlementaires de l’actuelle majorité déposaient une proposition de loi “visant à lutter contre l’inceste en donnant du crédit à la parole de l’enfant”. On lit dans l’exposé des motifs la phrase suivante : “Il nous apparaît important que la présomption de crédibilité de la parole de l’enfant puisse être retenue dans toutes les procédures le concernant”. Là ne parlons pas d’irresponsabilité mais de dangerosité puisqu’il s’agit d’une proposition de loi. J’imagine que ces aimables parlementaires (4) adoptent aujourd’hui un profil bas. Il aurait été souhaitable de les entendre dans le cadre des auditions de la Commission d’enquête parlementaire chargée de rechercher les causes du dysfonctionnement de la justice dans l’affaire dite d’Outreau. Nous aurions écouté avec la plus grande attention de pareils experts. Ce qui aurait permis à la dite commission d’auditionner l’un de ces membres : en effet le parlementaire Étienne Blanc figure sur les deux listes. Avouons que c’est plutôt cocasse de trouver parmi les pompiers chargés d’éteindre le feu le nom de l’un des 71 pyromanes !
Il importe, ces précisions faites, de relever que ces “psys intégristes”, ces associations de défense et de protection de l’enfance, et dans une moindre mesure les “penseurs” ou “consciences” n’hésitant à renchérir dans le domaine de la “criminalité sexuelle” ou en terme de “victimisation”, les uns et les autres relayés par des “politiques” et la quasi totalité des médias, ont contribué à créer le climat délétère et d’ordre moral aboutissant au scandale d’Outreau. Il fallait impérativement le rappeler pour expliquer en quoi la justice ne faisait que reprendre ici un train en marche. Le principal responsable de ce désastre judiciaire reste évidemment le juge Burgaud (tout a été dit à son sujet). Mais le procureur général de la cour d’appel de Douai, l’avocat général du procès de Saint-Omer, les membres de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Douai, et le ministre Perben (regrettant après chacun des deux procès les “excès” d’une détention provisoire dont il avait auparavant, à travers une loi qui porte son nom, expressément facilité les conditions et l’allongement pour des motifs d’ordre public inspirés de l’idéologie sécuritaire), ont également leur part de responsabilité. On ne saurait oublier les deux experts psychologues du procès de Saint-Omer : leur incompétence (la partialité, le sectarisme, et certains aspects grotesques de leur rapport les transformant en “militants” de la cause dont j’ai relevé plus haut la dangerosité) étant même reconnue par le tribunal !
En revanche, lors des auditions de la Commission d’enquête parlementaire, les “acquittés” d’Outreau faisaient preuve de ce qui manquait élémentairement à tous ces personnages : de dignité. Par delà l’émotion et la colère que l’on éprouvait à l’écoute de l’une ou l’autre de ces interventions, quant au récit des brimades policières et de la description de l’univers carcéral (y compris les persécutions dont ils étaient l’objet de la part des autres détenus), compte tenu du large écho de ces auditions et de leurs répercussions, il paraissait possible d’affirmer que rien ne serait plus jamais comme avant. Du moins en ce qui concernait le noeud de causes et de raisons expliquant cette invraisemblable instruction d’Outreau, laquelle venait de déboucher sur l’un des principaux fiascos judiciaires de la Cinquième république. Quelques années après on constate d’ailleurs que la plupart des affaires de ce type, promises à une large publicité, se sont dégonflées les unes après les autres. On remarque aussi que les “signes forts” qu’envoient les milieux “psys” depuis quelque temps, en réaction aux annonces et à la politique sarkozienne, sont ceux qui ont présidé à la création de “la Nuit sécuritaire”, voire de “l’Appel des appel”. Il était temps !
Un parallèle, pour conclure, n’a pas été fait à ma connaissance entre les dérives exposées ci-dessus et les conséquences du “tout sécuritaire”. Il convient de faire remonter la naissance de l’idéologie sécuritaire au rapport Peyreffitte (Comité d’études sur la violence, la criminalité et la délinquance. Réponses à la violence ) qui date de 1977. Cette thématique est popularisée par l’extrême droite dés 1983, et repris par une droite qui joue sur deux tableaux : limiter l’influence du FN en lui “piquant” une partie de son programme, et montrer l’incapacité de la gauche au pouvoir à se colleter avec les “problèmes d’insécurité”. La création de Comités de prévention de la délinquance (suite au rapport Bonnemaison, maire P.S. d’Épinay-sur-Seine) traduit les ambiguïtés du pouvoir socialiste dans un registre où il faut répondre aux surenchères de la droite tout en ménageant son électorat le plus à gauche. A partir de 1985, et durant la décennie suivante, les médias vont complaisamment reproduire des images de violence (les émeutes de Vaulx-en-Velin en particulier) et faire accroire l’idée qu’une grande partie de nos concitoyens résidant en zone urbaine vivraient en permanence dans un climat d’insécurité. On ne saurait nier la réalité de certains des faits qui concourent à l’établissement d’un tel diagnostic, mais il s’agit le plus souvent d’une réalité partielle, déformée, interprétée à des fins répressives. Un constat en tout cas auquel le P.S. se rallie en 1997, lors du colloque de Villepinte, en faisant du “droit à la sécurité” le second objectif du gouvernement après la “lutte contre le chômage”. Ce droit, dit-on, serait la réponse la plus adaptée au “sentiment d’insécurité”. En quelques années la donne a changé. Ce “droit à la sécurité” fait consensus dans la classe politique. L’idéologie sécuritaire qui y préside, inspirée par de prétendus experts, devient un principe de gouvernement. Quand la liberté ne peut plus exister qu’au prix de la sécurité, comme on nous l’affirme alors, les mots ont-ils encore un sens ?
Il y a quand même d’étranges relations entre cette histoire là (qui se prolonge avec la campagne électorale de 2002, et la montée en puissance ensuite de Sarkozy) et celle que nous racontons depuis de nombreuses pages. Sauf qu’ici le pédophile se substitue au jeune de banlieue, à l’immigré ou au délinquant. Le “pédophile en puissance” devient l’enseignant, l’éducateur ou le prêtre que l’on croise tous les jours. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Là où l’instrumentalisation de ce “sentiment d’insécurité” fait recette, devient un important enjeu électoral et l’objet de surenchères sécuritaires entre la gauche et la droite, les croisades antipédophiles portent leurs fruits. Il semblerait cependant qu’ici le pire soit derrière nous. Mais nous avions en quelque sorte touché le fond avec Outreau.

On l’a vu avec les délinquants, puis les pédophiles : les uns et les autres prennent dans l’imaginaire collectif la place jadis assignée ici à la pègre, et là aux sorciers ou hérétiques de tout poil. En cela ils constituent une menace qui, tendanciellement, s’élargit d’un coté à tous les jeunes dits de banlieue, et de l’autre aux enseignants, éducateurs, animateurs, prêtres, et même aux proches parents. Nous avons également vu en quoi États et partis de gouvernements instrumentalisent la peur alimentée par les médias pour jeter l’ostracisme sur une “nouvelle classe dangereuse”, et parfaire ainsi l’arsenal répressif. Ceci visant, par delà les objectifs proclamés, à mieux contrôler la partie de la population qui regimberait devant la politique antisociale des gouvernements en place en détournant par cela même cette population des excellentes raisons qui l’inciterait à vouloir en découdre avec le pouvoir.
Ceci bien entendu marche plus ou moins bien. On constate cependant que ce qu’il faut bien appeler une “gestion de l’insécurité” (5) remplace avantageusement la politique classique, ouvertement répressive, prenant appui sur la police, voire l’armée le cas échéant pour endiguer les mécontentements populaires, mais parfois au risque d’un renforcement de ces mécontentements. D’ailleurs ce mode de gestion s’étend à tout ce qui peu ou prou constituerait une “menace pour l’humanité” : depuis le réchauffement climatique aux exemples relevant de la chronique écologique, en passant par le terrorisme et l’islamisme (la menace prenant ici la forme du foulard islamique, et plus récemment de la burqa). Sans aller jusqu’à dire que nous serions en présence ici et là d’ennemis imaginaires, il convient d’insister sur le caractère manipulateur ou intéressé des États, des gouvernements, de certains groupes de pression, ou des intellectuels ralliés au “consensus sécuritaire” (les Ruffin, Val, Adler et consort) si l’on en croit leur volonté de désigner quelque figure d’un “mal absolu” qui, selon les rubriques, viserait à détruire l’occident chrétien, la laïcité, la République, la démocratie, ou à remettre en cause le processus de mondialisation ou tout type de société indexée sur le capitalisme.
Quel serait alors, pour l’une et l’autre de ces “menaces”, l’équivalent d’un Outreau ? En quoi une telle onde de choc pourrait ici et là enrayer le processus sécuritaire en cours : ce mode de contrôle des populations par la peur de l’autre, de ce qu’on ne connaît pas, de ce que l’on vous présente comme le plus opposé à vos valeurs, de ce qui apparaît comme parfaitement irrationnel et lié à une nature maligne ? Avec Outreau la tendance s’est relativement inversée quand, de manière concomitante, le mensonge (celui des enfants, mais également leur exploitation par un juge d’instruction avec la complicité plus ou moins bienveillante de l’appareil judiciaire), le fanatisme (les experts psychologues et les associations de protection de l’enfance en danger), et l’injustice (la longue incarcération des inculpés innocentés) sont apparus de façon flagrante durant le premier, et plus encore le second procès. On conviendra aussi qu’avec Outreau nous avions en quelque sorte touché le fond. D’où ce retournement à la mesure de l’ignominie qui avait eu pour nom cette commune du Pas-de-Calais.
Pour essayer d’y répondre il me faudrait ouvrir un nouveau front. Mais je ne saurais pour l’instant m’y attarder, en faire une priorité. D’autres tâches me requièrent, qui ne peuvent attendre.






2) DE L’ART (ET DE LA POÉSIE)

En ces temps de reflux inaugurés par les sinistres années quatre-vingt, des commentateurs n’en finissent pas de dénombrer les “erreurs” commises durant le XXe siècle par ceux qui, nous dit-on, se trompèrent puisque l’Histoire n’aurait pas confirmé leurs théories, ni vérifié leurs jugements. Entre autres exemples, un tel s’en prendra à travers l’écriture automatique aux surréalistes ; tel autre dénoncera le sort fait par Adorno à Stravinski dans Philosophie de la nouvelle musique ; tel autre, encore, fera des gorges chaudes du constat de “dépassement de l’art” énoncé par l’Internationale situationniste au début des années 60. Mais il fallait, pour en finir avec une certaine idée de la littérature - ceci dans le prolongement de la célèbre phrase de Lautréamont, “la poésie doit être faite par tous” - le démontrer par la pratique de l’écriture automatique ; mais il fallait également, contre la “restauration” qu’incarnait alors le Stravinski néoclassique, lui opposer la modernité de Schoenberg et de l’École de Vienne ; mais il fallait encore signer l’acte de décès des différentes disciplines artistiques pour ne pas rester en deçà de cette exigence : que l’art, un jour, puisse se fondre dans la vie. Même si, comme l’a écrit André Breton en 1934, “l’histoire de l’écriture automatique est celle d’une longue infortune”, et qu’aujourd’hui cette pratique ait fait long feu (le mot plus que la chose) ; même si Stravinski, après la mort de Schoenberg, “s’émancipe” de l’écriture tonale, et qu’ainsi la thèse d’Adorno doit être relativisée (ce que celui-ci fera, d’une certaine façon) ; même si, en corrigeant le constat des situationnistes, il conviendrait plutôt de dire avec Adorno que l’art a perdu son caractère d’évidence ; même si la lettre porte à discussion, l’esprit, en revanche, doit toujours être invoqué puisqu’il continue d’insuffler et d’impulser toute activité critique digne de ce nom, le reste relevant du bavardage culturel ou de la pensée servile. Et quant à ces “erreurs” que d’aucuns ne cessent de relever, j’aimerais répondre comme le fit Dimitri Chostakovitch à Sofia Gubaïdulina, dont l’anticonformisme musical était blâme par les apparatchiks de la musique soviétique qui lui demandaient de s’amender : “Je vous souhaite de progresser le long de votre chemin d’erreurs”.
Arrêtons nous dans un premier temps sur les situationnistes. L’Internationale situationniste, on le sait, est née en 1957 (sur les bases du Rapport sur la construction des situations, rédigé par Guy Debord) de la fusion de trois groupes “d’avant garde” : l’Internationale lettriste, le Mouvement international pour un Banhaus imaginiste et le Comité psychogéographique de Londres. Compte tenu de l’évolution de l’I.S., cela n’est pas anodin de relever que cette organisation comprenait à l’origine de nombreux artistes (dont les objectifs, tout comme ceux des autres membres de l’I.S., s’articulaient en particulier autour de projets d’expérimentations artistiques). C’est dire qu’il fallait, venant de l’art, le dépasser pour le réaliser dans la vie quotidienne. Une telle tension dialectique ne pouvait que déboucher sur une pensée résolument critique : voulant réaliser les promesses de la “poésie moderne” tout en provoquant l’émergence d’une radicalité politique. Les situationnistes en apporteront la preuve par la théorie à travers le concept de “spectacle”, le plus capable de traduire l’essence, la logique et le fonctionnement de cette société capitaliste et marchande. Et l’on sait combien cette radicalité s’est trouvée justifiée lorsqu’elle fut rattrapée par l’histoire en mai 68. Ces promesses encore présentes dans La Véritable scission en 1972, voire In girum imus nocte et consumimur igni à la fin des années 70, prennent ensuite acte de l’inversion d’une tendance que confirment les écrits ultérieurs de Guy Debord. Si la Révolution a failli la Radicalité demeure. C’est celle de l’individu qui, quoiqu’il en soit, ne se soumet pas, ni ne se résout à accepter un monde plus que jamais inacceptable. Et qui continue à forger des armes contre lui, dussent-elles l’accompagner durant quelque traversée du désert.
Il faut revenir sur ce “paradoxe situationniste”. Et se replacer dans le contexte des années 60. A la différence des avant gardes politiques traditionnelles, c’est bien parce qu’elle venait de l’art le plus expérimental, autant qu’elle portait en elle les promesses de la “poésie moderne” que l’I.S. entendait dépasser l’art pour le réaliser dans la vie. L’histoire “qui se faisait” lui donnait raison (dans le monde occidental) : les conflits de ces années là, et les formes inédites qu’ils prenaient réactualisaient la question révolutionnaire à l’aune des exigences de l’I.S. On connaît la suite. Avec le reflux amorcé depuis la fin des années 70 il paraissait difficile de tenir le même discours : cette promesse de “l’art se fondant dans la vie” restant lettre morte puisque seule la Révolution pouvait réaliser cet ambitieux programme. Debord, dans les années 80, se taisant désormais sur le sujet laissait entendre (ou penser) que la question avait été définitivement réglée. Mais il ne semblait pas certain qu’elle l’eut été dans le sens indiqué vingt ans plus tôt. En 1988 pourtant, dans le cadre d’un échange épistolaire, Debord croira bon préciser, au sujet des situationnistes et du dépassement de l’art : “Je ne craindrai pas d’employer des mots célèbres pour rappeler que, dans le concept hégélien d’Aufhebung, dépassé et conservé “cessent d’être perçus contradictoirement””.

Dans un passage de sa Théorie esthétique, Adorno n’exclut pas l'hypothèse de la “mort de l’art”, sans pour autant pouvoir en apporter la vérification sur le plan esthétique. Il s’agit pour lui de préserver “la teneur substantielle de l’art du passé” d’une possible disparition ou d’une poursuite “dans le désespoir d’un art réduit à l’état de culture”. Comme il l’avance : “Elle pourrait survivre à l’art dans une société qui aurait été libérée de la barbarie de sa culture”. Soit un glissement de l’art vers la culture qui signerait le déclin de l’art et des oeuvres d’art.
Adorno, parallèlement, ne nie pas pour autant que l’art puisse disparaître (c’est à dire ici se réaliser) dans une société émancipée, libérée : l’art intégré dans la vie ou la vie devenant une oeuvre d’art. Cependant il ne l’envisage pas sur un mode programmatif, ni n’en décrit pour ce faire les différentes étapes. D’ailleurs, dans Théorie esthétique, il conclut l’ouvrage par le rappel d’une “société pacifiée” à laquelle échoirait “à nouveau l’art du passé”. Non sans préciser qu’il refuse “d’esquisser même la forme de l’art dans une société transformée”. Pourtant, par delà ce qui pourrait apparaître comme une réticence à se projeter dans une société dite “pacifiée” ou “transformée”, Adorno déplace la question vers “une troisième chose par rapport à l’art passé et présent”. Il ajoute alors : “Mais il vaudrait mieux souhaiter qu’un jour meilleur l’art disparaisse plutôt qu’il oublie la souffrance qui est son expression et dans laquelle la forme puise sa substance”.
La Théorie esthétique parut plusieurs mois après la mort d’Adorno. Les dernières lignes de cet ouvrage (je viens de m’y référer) font écho à d’autres - souvent citées, parfois déformées - du philosophe sur l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz. Cette fameuse phrase figure originellement dans Critique de la culture et société : un texte écrit en 1949 et publié en 1951, puis repris quatre ans plus tard dans Prismes (pour l’édition allemande). Partant de la “critique de la culture” sur un plan historique, Adorno renvoie dos à dos, si l’on peut dire, cette critique sous ses formes “transcendante” et “immanente”. Enfin presque, puisque la méthode immanente, si elle “s’expose au reproche de passer sous silence l’essentiel, le rôle de l’idéologie dans les conflits sociaux, risque moins de contribuer au rétablissement officiel de la culture”. Ici “l’oeuvre réussie” devient “celle qui exprime négativement l’idée d’harmonie en donnant forme aux contradictions de façon pure et intransigeante jusqu’au coeur de sa structure” (au lieu de réconcilier les “contradictions objectives dans une harmonie illusoire”). Plus loin Adorno ajoute : “Aucune théorie (...) n’est à l’abri de la perversion qui la change en délire, des lors qu’elle a perdu le rapport spontané avec l’objet. La dialectique doit se garantir tout autant contre une telle perversion que contre le risque de rester prisonnière de l’objet culturel. Elle doit éviter à la fois le culte de l’esprit et l’anti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois participer et ne pas participer à la culture. C’est le seul moyen de rendre justice à lui-même et à son objet”. Une dernière fois, dans ce texte, Adorno revient sur cette double faillite : pour l’une (la critique transcendante), “étant donné qu’il n’y a plus d’idéologie au sens propre de fausse conscience, mais seulement de la publicité pour le monde sous forme de redoublement et un mensonge provocateur qui ne cherche pas à tromper mais impose le silence” ; pour l’autre (l’immanente), “son objet l’entraîne dans l’abîme”. De là ce constat, pour finir : “Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification par ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. L’esprit critique n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître, tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même”.
Ces dernières lignes peuvent paraître inacceptables, d’un pessimisme outrancier, voire, comme diraient certains, “contre productives”. Il convient de revenir sur la période décisive, dans l’itinéraire d’Adorno, de la rédaction des Minima moralia (de 1944 à 1947) pour essayer de comprendre les causes, les enjeux et la portée de cette phrase si commentée et si controversée. L’expérience douloureuse de l’exil conduit le philosophe allemand à écrire ces “réflexions sur la vie mutilée” (pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage). Cette expérience lui permet de saisir avec une particulière acuité l’état présent de la domination sous la forme du capitalisme le plus avancé (tel qu’Adorno l’observe, l’analyse et le dissèque dans l’Amérique des années 40), mais aussi le naufrage de la raison (de part l’existence des camps d’extermination justifiant à posteriori, en forçant le trait, les thèses de la Dialectique de la raison défendues quelques années plus tôt avec Horkheimer).
Il n’y a plus rien d’innocent, constate Adorno. Le regard qui se voudrait consolateur dans une vie inconsolable doit être démenti vigoureusement : “”Que c’est joli ! “, même cette exclamation innocente revient à justifier les infamies de l’existence, qui est tout autre que belle ; et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur”. C’est dire que malgré son pessimisme absolu, exprimé dans de nombreuses pages des Minima moralia, Adorno ne se résigne pas. Sa pensée, d’un thème à l’autre, se confronte à l’horrible, l’ordure, la brutalité, la déréliction, l’arrogance, la bêtise, l’oppression, l’aliénation sans cesser de maintenir “avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur”. Qu’il traite de “la négation des rapports de classe”, de “la brutalité de la technique”, du “pouvoir de la connaissance”, de “l’escamotage de la personnalité”, de “l’aversion pour la pensée”, du “caractère double du progrès”, de “la morale de l’esclave”, du “conformisme intellectuel”, ou de “l’augmentation graduelle de l’horreur”, la noirceur du tableau s’accompagne du relevé, au plus intime de la vie individuelle, des processus d’oppression et de domination. En tout état de cause la lecture des Minima moralia est l’une de celles qui contribue à rendre ce monde encore plus inacceptable. Ceci dit Adorno, comme je viens de le suggérer, n’est pas sans armer théoriquement parlant le lecteur qui n’entendrait pas l’accepter. Sans cependant faire des concessions dans le registre “ne pas désespérer Billancourt”. Ici, au contraire, il s’agit de désespérer Billancourt comme l’exprimait déjà à sa façon Benjamin disant que l’espoir nous serait donné par les plus désespérés. Ou, pour le dire autrement, il n’y a pas d’autre réponse que celle de la radicalité.
Dans un fragment de Minima moralia, Adorno revient sur une question qui, par anticipation, replace la fameuse phrase dans son contexte : celui de l’horreur propre à Auschwitz. Il s’agit d’une problématique que Critique de la culture et société laisse de coté (ou n’a pas jugé utile de reprendre). Adorno donc, partant du relativisme (exprimé par le “il en a toujours été ainsi”), le dénonce comme relevant d’une “pseudo objectivité scientifique” ou de l’illusion d’une “histoire inchangée”. Il ajoute, paradoxalement, que cette affirmation, “fausse dans son immédiateté (...) ne devient vraie qu’à travers la dynamique de la totalité”. C’est vouloir dire que le refus “de reconnaître l’augmentation de l’horreur” s’accompagne d’une cécité à l’égard de ce qui “différencie spécifiquement les événements les plus récents d’événements passés et passe du même coup à coté de ce qui constitue la véritable identité du tout, la terreur qui n’en finit pas”.
En réponse aux commentaires et critiques que la dite phrase de Critique de la culture et société suscite durant les années 50, Adorno reviendra plusieurs fois sur ce qu’il convient d’entendre par “ne plus écrire de poèmes après Auschwitz”. Il faut cependant attendre 1962, et l’article Les fameuses années 20 (reproduit dans Modèles critiques ) pour voir Adorno apporter la précision suivante. Tout en ne cédant rien quant à “lidée d’une culture ressuscitée” (qui pour lui relève d’un leurre et d’une absurdité), Adorno reconnaît que le monde “a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les oeuvres font écho à l’horreur extrême”. La même année (dans l’article Engagement repris dans Notes sur la littérature ), Adorno revient plus directement sur la fameuse phrase en indiquant ne pas vouloir la minimiser. Il pose alors la question de savoir si l’art est encore possible en faisant suivre cette interrogation d’une autre sur “la régression intellectuelle dans la notion de littérature engagée”. La réponse sera dialectique : “la conscience du malheur, comme le dit Hegel, tout en interdisant que l’art continue d’exister, exige en même temps qu’il le fasse”. C’est dire que l’intransigeance absolue des oeuvres des plus grands artistes de ce temps “leur confère la force effrayante que n’ont pas les poèmes parfaitement inutiles sur les victimes”. Évitions les méprises ! Adorno se réfère ici à la propension qu’aurait la “littérature engagée” d’inscrire le génocide dans son “patrimoine culturel”. Car, bien entendu, en référence aux nombreuses, éclairantes et décisives pages consacrées par Adorno au Revelge de Mahler ou au Wozzeck de Berg (6), il en va tout autrement en ce qui concerne les victimes !
Quatre ans plus tard, la Dialectique négative apporte un correctif en déplaçant dans un premier temps la question de l’impossibilité d’écrire des poèmes après Auschwitz vers des considérations moins “culturelles” qu’existentielles. Quelques pages plus loin, Adorno y revient en affirmant que “Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture”. Plus loin encore, il nous faut citer entièrement un long passage reprenant sur un autre mode le questionnement, devenu pour le moins contradictoire, d’Adorno sur Auschwitz et la poésie. Et là nous touchons au coeur d’une question que le philosophe expose admirablement : “Quelqu’un qui avec une force qu’il convient d’admirer avait supporté Auschwitz et autres camps, disait avec une intense émotion contre Beckett : si celui-ci avait été à Auschwitz, il écrirait autrement à savoir plus positivement, avec la religion de tranchée du rescapé. Le rescapé a raison autrement qu’il le pense ; Beckett et quiconque encore resterait maître de soi y aurait été brisé et probablement contraint d’embrasser cette religion de tranchée que le rescapé revêtit de mots par lesquels il exprimait qu’il voulait donner du courage aux hommes : comme si cela dépendait d’une quelconque configuration spirituelle ; comme si le projet qui s’adresse aux hommes et s’organise en fonction d’eux ne les frustrait pas de ce qu’ils revendiquent, même s’ils croient le contraire. C’est à quoi on en est arrivé avec la métaphysique”.
Une dernière fois Adorno retourne sur ce motif dans L’art est il gai (article de 1967 repris dans Notes sur la littérature ). Là aussi, dans la continuité de ce qu’il écrivait l’année précédente, le philosophe précise : “La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poèmes après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle”. Il ajoute cependant qu’après Auschwitz “on ne peut plus présenter un art qui soit gai”, sauf à dégénérer en cynisme. La référence à Beckett permet de sortir de cette impasse : ici “la catégorie du tragique se laisse aller au rire”. Il s’agit bien d’une issue même si ce “minimum de ce qu’il reste de la vie” (selon la réduction artistique opérée par Beckett) “escompte la catastrophe historique, peut être afin de pouvoir lui survivre”.

On peut aussi aborder ce questionnement lié à l’art par l’entrée “culture”. Ici, redescendu de quelques étages, partons de la définition proposée par le dictionnaire Le Robert : “Développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés, PAR EXT Ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement”. Et pourtant, cette définition même validée, il ne parait pas certain que l’on puisse s’accorder sur ce que l’on entendrait par “culture” dés lors que celle-ci se trouve mise à l’épreuve de son concept. Et puis à force de vouloir trouver de la culture partout, elle risque de ne plus signifier grand chose. On ne saurait également taire cette voix intempestive qui nous susurre à l’oreille : “La culture, mais il y a des maisons pour cela !”. Voilà pourquoi, sans reprendre pour autant Le Robert, établir une distinction entre “culture” et “culturel” n’est pas sans utilité pour la suite de la démonstration.
Le culturel, entre autres définitions, reprécise les attentes en matière de culture. Soit une culture dite “vivante” dont nous serions le cas échéant les usagers. C’est à dire une culture dispensée au plus grand nombre, avec la possibilité, pour les intéressés, de se livrer à une activité culturelle. De là l’importance du mot “activité”. L’usager n’étant pas seulement un consommateur de “produits culturels” : il participe, devient créatif (la créativité, autre mot fétiche). Et puis, à priori, le culturel n’établit pas de hiérarchie : le rap vaut la musique classique, qui vaut la danse moderne, qui vaut l’atelier théâtre, qui vaut l’activité poterie, etc. Contre ceux qui défendraient une conception élitiste de la culture - l’art, pour simplifier -, le culturel a toujours raison démocratiquement parlant. La discussion portera alors principalement sur la question des moyens, celle des investissements financiers, des subventions, des budgets : afin de permettre au plus grand nombre, davantage encore, d’accéder à la culture.
Il s’agit là des intentions, car dans la réalité cela peut se traduire différemment. Le libéralisme économique s’inscrit d’ailleurs tendanciellement en faux contre ce principe à travers les restrictions budgétaires que l’on sait. Même en restant au niveau des intentions (celles, par exemple, du meilleur des mondes démocratiques), les questions liées à la culture ne sont nullement épuisées par le culturel, et plus particulièrement celles, changeons de registre, qui relèveraient de l’art. Car celui-ci, de notre point de vue, ne peut être rabattu sur le culturel. Ce dernier, fondamentalement (ou tendanciellement si l’on veut), n’a pas grand chose à voir avec l’idée d’émancipation exprimée précédemment. Ou du moins pas selon les critères qui sont les nôtres. Cependant, pour éviter un malentendu, encore faut-il parlant de l’art ne pas confondre “hiérarchiser” et “distinguer”. C’est toute la différence entre une approche frontale, la première, témoignant en quelque sorte d’une conception élitiste de la culture, de celle, la seconde, qui se trouve défendue dans ce chapitre. A vrai dire ce n’est pas tant cet aspect élitaire qu’il faudrait discuter que l’absence de relations dialectiques entre l’art, la culture et la société que la terminologie “hiérarchiser” induit.

Le livre de Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, représente, parmi la pléthore d’ouvrages publiés depuis 1990, sur les relations qu’entretiennent l’art (ou ce est donné comme tel) et la société (dite ici, pour reprendre la terminologie de l’auteur, du “capitalisme tardif”), un très utile état des lieux d’un monde entre autre défini par cette “logique culturelle”, et une salutaire réflexion sur les relations, interactions et contradictions du couple modernisme / postmodernisme. C’est d’ailleurs le principal intérêt de ce livre : il entend redonner du sens à une histoire que la chape de plomb postmoderne aurait occultée. Jameson l’exprime dans les termes suivants : “Le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandise comme processus”. Néanmoins ce livre, dans le choix des termes exprimés, n’est pas sans provoquer des interrogations chez le lecteur français ne disposant pas du texte en anglais. Jameson passe sans trop de difficulté de postmodernisme à postmodernité comme de modernisme à modernité. Il ne s’agit pourtant pas exactement de la même chose (surtout dans le second cas). Certes très souvent le contexte l’induit mais la lecture n’en est pas pour autant facilitée. Cependant il serait dommage, compte tenu de la richesse du contenu de l’ouvrage, d’en mesurer l’intérêt à l’aune de cette question sémantique. Refermons ici la parenthèse.
Ceci posé que faut-il entendre par modernisme ? Et là, autre retournement dialectique, Jameson avance que “si le modernisme se caractérise par une situation de modernisation incomplète”, le postmodernisme serait alors “plus moderne que le modernisme lui-même”. D’où cette constatation, essentielle : “Ce que l’on aurait également perdu avec le postmoderne, c’est la modernité en tant que telle, dans le sens où l’on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation”. Autre différence fondamentale : la modernité, à l’inverse du postmoderne, n’a jamais été hégémonique et ne représente nullement une dominante culturelle. Elle incarne (incarnait) dans le meilleur des cas l’utopie d’un monde libéré ou émancipé.
Si l’on admet que le postmodernisme accompagne “la fin de l’art”, il n’y aurait plus à proprement parler d’oeuvre d’art autonome : cette “vieille chose, l’oeuvre, qui n’est plus censée exister dans le postmodernisme”, précise Jameson. A contrario, la modernité reste associée à l’idée de Révolution. Elle ne se confond pas objectivement et nécessairement avec les révolutions sociales du XIXe siècle mais participe de ce processus d’émancipation que Rimbaud, par exemple, traduit par “changer la vie”. Donc, pour prolonger le propos de Jameson il conviendrait d’ajouter, pour conclure provisoirement : les idées et pratiques liées à l’émancipation du genre humain (des révolutions aux utopies), d’un coté ; celles associées aux différentes expressions de la modernité, de l’autre, constituent (ou plutôt constituaient) les deux faces de la même pièce. Sans toujours vouloir parier sur la qualité du métal, les unes ne vont (ou n’allaient pas) sans les autres. A condition, bien entendu, de rendre à chacune la part d’incertitude qui lui revient (ou lui revenait). C’est aussi dire que la modernité appartient à des temps historiques que d’aucuns s’évertuent à considérer révolus. Il serait vain, pour l’instant, à ce stade de notre démonstration, de prétendre le contraire.
Le postmodernisme est par conséquent ce que l’on obtient quand le processus de modernisation est achevé. C’est un monde dans lequel la culture devient une “véritable seconde nature”. Et Jameson poursuit : “En effet, un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmodernisme pourrait bien être le sort de la culture : une immense dilapidation de sa sphère (la sphère des marchandises) (...), un grand saut dans ce que Benjamin appelait “l’esthétisation de la réalité”” (mais Benjamin pensait au fascisme là où nous sommes confronté au capitalisme tardif). D’où cette indication fondamentale sur le postmodernisme : il a à ce point absorbé la sphère culturelle que tout devient plus ou moins culture dans ce monde de l’équivalence généralisée.
Là où la modernité, par delà les opinions et les positionnements des écrivains et artistes, posait dans les termes du conflit (du dissensus) les questions de “l’être” et du “vivre” en société, et plus encore celles des formes l’exprimant dans un monde dont on aurait, pour citer Musil, “aboli la réalité”, le postmoderne, lui, cultive le dissensus à la mode de l’époque (7) : d’après ses thuriféraires il s’agirait de la version pacifiée et réconciliée d’une modernité qui aurait rendu les armes devant le tribunal de l’histoire. Le postmodernisme a partie liée avec la reprise idéologique qui accompagne les années 80 (et poursuivie durant la décennie suivante), déclinant sur le mode de “la fin de...”, celle de l’art, des luttes de classes, des “grands récits”, de l’histoire, et des idéologies. C’était là l’un des aspects d’une “guerre” qui dépassait la question proprement dite de la modernité et du postmoderne, mais au sujet de laquelle il faudra bien revenir si l’on ne veut pas prendre le postmodernisme pour une “fatalité”. D’ailleurs, les partisans du “monde tel qu’il va” entendaient bien en recueillir les bénéfices secondaires pour déligitimer à jamais l’idée de révolution (et ce partant toute volonté d’autonomisation de l’art qui puisse l’accréditer). Ce que Michel Surya traduit à travers les trois soupçons suivants : “énoncer autant de fins à la fois témoignait au moins d’une résignation réelle, je veux dire qui eût conclu à une impossibilité elle-même réelle ; ensuite d’un confusionnisme entretenu (elles avaient peu en commun et quelques unes étaient même contradictoires) ; enfin d’un applaudissement, conscient ou non, à une situation politique qui avait tout à gagner à ce que d’autant de fins surgissent à la fois“ (8).
Mais revenons à Jameson. Il dégage “quatre grandes positions” sur le postmodernisme. En premier, le point de vue essentiellement antimoderniste : défendu par les partisans d’une “nouvelle contre-révolution conservatrice” restée en phase avec les attitudes de rejet des contemporains de Joyce, Picasso, Le Corbusier ou Schoenberg ; ou entendant liquider ce qui reste de “l’héritage des années 60”. Secondement, Jameson renverse cette position : le postmodernisme faisant ici l’objet d’un rejet par les défenseurs d’une certaine modernité. C’est par exemple le point de vue du “premier Habermas” (s’inscrivant encore dans la tradition de l’École de Francfort). Ces deux positions traduisent l’idée d’une franche rupture entre modernité et postmodernité. La troisième position reprend les thèses de Lyotard. C’est la désignation sous le terme postmoderme d’un processus appartenant à la tradition du haut modernisme. Un propos pour le moins paradoxal : “le postmodernisme ne suit pas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition d’un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d’une vie nouvelle”. La quatrième et dernière position renverse également la précédente. Pas tant pour affirmer une nouvelle culture postmoderne que pour envisager celle-ci “comme une simple dégénérescence des élans d’ore et déjà stigmatisés du haut modernisme proprement dit”.
L’exposition de ces quatre positions nous permet-il de mieux comprendre le postmodernisme ? Au contraire même, le concept devient flou. C’est sans doute pourquoi, pour conclure son introduction, Jameson prenait le soin d’apporter la précision suivante : “Quant au mot postmodernisme, je n’ai pas tenté d’en systématiser un usage ou d’en imposer une quelconque signification concise commodément cohérente, car le concept n’est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à l’intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas l’utiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l’on emploie ce mot, on est dans l’obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut chaque fois assumer tout cela. Le postmodernisme n’est pas quelque chose que l’on peut fixer une bonne fois pour toute pour l’utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s’il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début de nos discussions à son sujet”.
Il fallait citer ce long passage pour remettre en perspective autant que possible toute référence au postmodernisme. Je vais donc reprendre quelques unes des propositions de Jameson pour les commenter, les discuter ou les critiquer. Il décrit, partant de ces “fins de...” évoquées plus haut, l’émergence du postmodernisme en terme de rupture ou de coupure radicale “que l’on fait en général remonter à la fin des années cinquante ou au début des années soixante” (une rupture liée aux “idées de déclin ou d’extinction d’un mouvement moderne déjà centenaire” ou à “sa répudiation idéologique ou esthétique”). Jameson cite “l’expressionnisme abstrait en peinture, l’existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, les films des grands auteurs, l’école modernisme en poésie” comme l’expression ultime d’un haut modernisme passant, entre autres, par Warhol, l’hyperréalisme, John Cage, Glass, Riley, Godard, Burrough, Pynchon, le nouveau roman, etc. ; ou encore les Beatles et les Stones. Une énumération qualifiée par l’auteur de “chaotique, hétérogène ou empirique”, ce dont on conviendra.
A condition de bien distinguer l’une et l’autre, modernité et postmodernité, l’idée d’une rupture s’impose. Mais faut-il pour autant conserver la périodisation avancée par Jameson ? Cette rupture intervient-elle au même moment pour les arts plastiques, la musique, la littérature, le cinéma ? Je n’en suis nullement certain. D’ailleurs Jameson reconnaît que les lignes peuvent bouger. C’est davantage sur le phénomène de structuration du postmodernisme que l’apport de Jameson s’avère essentiel pour en comprendre les enjeux et les finalités. Alors que les partisans de la modernité entendent distinguer (voire distinguer fondamentalement comme Adorno) l’art d’un coté, et la culture de l’autre (celle de l’industrie culturelle), le postmodernisme efface cette différence “à travers l’émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne”. C’est dire, poursuit Jameson, que “les postmodernismes ont précisément été fascinés par ce paysage “dégradé” de la pacotille et du kitsch ; la culture des séries TV et du Reader Digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman d’amour ou biographie populaire -, matériaux que les postmodernes ne se contentent plus de “citer”, comme un Joyce et un Mahler ont pu le faire, mais qu’ils incorporent à la substance même”.
A ce stade de sa démonstration Jameson met en parallèle l’émergence de cette postmodernité, définie ici à travers une grille culturelle (mais d’une culture de l’équivalence généralisée) avec les théorisations sociologiques des années 60 annonçant l’avènement d’une société postindustrielle. Une antienne que reprendront dix ans plus tard en France les Lipovetski et Maffesoli dans des ouvrages célébrant la naissance d’une société postmoderne. Je me suis déjà référé au premier de ces messieurs et j’en resterai là.

Dans un fragment de sa Théorie esthétique, Adorno distingue ceux qu’il appelle “les hommes non libres, conventionnels, au caractère agressif et réactionnaire”, pour avancer que leur hostilité globale envers l’art, et plus particulièrement contre la modernité procède préalablement d’une tendance à refuser l’introspection, la réflexion sur soi et l’expression en tant que telle. Adorno reprend alors l’analyse freudienne classique pour expliquer que ces “mêmes individus (...) obéissent psychologiquement aux mécanismes de défense par lesquels un moi faiblement formé repousse de lui-même ce qui pourrait ébranler sa pénible capacité fonctionnelle, et nuire avant tout à son narcissisme”. Cependant, de manière plus décisive, pour établir une relation entre ces “mécanismes de défense” et les conséquences de la tendance indiquée plus haut, Adorno ajoute que cette attitude est celle de “l’intolérance à l’ambiguïté”, ou “envers l’ambivalent”, et finalement “intolérance contre ce qui est ouvert, ce qui n’est pas préalablement décidé par aucune instance, contre l’expérience elle-même”.
Ces lignes sont particulièrement éclairantes : Adorno démontre de la manière la plus précise possible ce qui sépare les hommes du point de vue de l’art, quelque soit la nature et la spécificité de cette séparation. J’ajouterai (le propos étant ici plus implicite qu’explicite chez Adorno) : et en quoi pareille séparation reproduit, entre autres causes (mais celle-ci apparaît fondamentale de notre point de vue), le monde tel qu’il va. Cependant, plus problématique, des hommes qui se voudraient libres, non conventionnels, et dont le caractère ne serait ni agressif ni réactionnaire, ne sont pas sans faire preuve d’hostilité (pour le pire), ou d’une souveraine indifférence (pour le mieux), envers l’art, ce qui signifierait en définitive qu’ils considèrent cette question obsolète ou définitivement réglée. Les “glorieux devanciers” signataires d’une fin ou d’un dépassement de l’art, auxquelles ces mêmes personnes pourraient ici se référer pour illustrer pareil constat de faillite, savaient eux, sauf avis contraire, de quoi il en retournait en matière d’art. On pouvait leur reconnaître une certaine légitimité dans la mesure où certains venaient de là. Mais je me suis déjà exprimé sur le sujet au sujet des situationnistes.
Non, le plus problématique serait, le conditionnel s’impose, de se retrouver bien loin du compte chez ces mêmes personnes en terme d’introspection, de réflexion sur soi, ou d’expression en tant que telle. Dans le cas où nous retrouverions le schéma proposé ci-dessus il y aurait tout lieu de croire que des explications se voulant rationnelles quant à la fin ou au dépassement de l’art masqueraient en réalité une hostilité envers l’art et la modernité selon les critères avancés par Adorno. Tout comme, dans un second temps, elles laisseraient planer un doute sur les postulations relevées plus haut en matière de liberté, de non convention, et d’absence de caractère agressif et réactionnaire. Il ne s’agit bien entendu que d’une hypothèse. Elle peut se trouver validée ou pas selon les cas, les situations, les circonstances. J’admets même que l’on puisse discuter sa formulation. Mais ce n’est pas un hasard si je la propose à ce moment précis de ma démonstration. C’est dire qu’il me faut replacer pareille hypothèse dans le contexte global de ce chapitre (depuis le “paradoxe situationniste” jusqu’à à la réflexion de Jameson sur le couple modernité / postmodernité, en passant par les ambiguïtés relevées au sujet de la “fameuse” phrase d’Adorno de 1949) pour avancer la double proposition suivante.
Aucune volonté de transformer le monde selon le processus révolutionnaire hérité des luttes ouvrières du XIXe siècle ne peut, en dépit des garanties présentées sur les plans programmatif et démocratique, véritablement “changer la vie” sans, quant à l’action qui résulterait de cette “volonté”, prendre en compte les dimensions artistique et poétique. C’est aussi vouloir affirmer en retour que l’art et la poésie ne peuvent in fine être dépassés, alors qu’elles infléchiraient l’impératif “changer la vie” vers les perspectives évoquées par les penseurs utopistes, sans être en même temps l’un des éléments structurants de cette volonté de “transformer le monde” nécessitée par le processus de révolution sociale.
Envers qui jugerait les lignes précédentes abstraites, utopiques ou théoricistes, je rappelle que le surréalisme, en amont il va de soi, plus qu’aucun autre mouvement artistique ou assimilé à ” l’avant garde”, s’est efforcé, depuis le mode d’expression qui lui était propre, de réaliser avec une constance qui n’a pas d’égal le “programme” le plus ambitieux qu’ait connu le XXe siècle : à savoir la capacité pour chaque individu de vivre poétiquement dans l’ici et maintenant. Ce qui n’est pas incompatible, en l’occurrence, avec cet autre projet issu du mouvement ouvrier du siècle précédent de transformation du monde vers une société plus libre, plus juste, plus solidaire, abolissant les classes sociales. Mais pareille ambition (celle des surréalistes) serait restée lettre morte si le surréalisme s’était aligné sur l’une ou l’autre des organisations avec lesquelles il avait établi des liens de compagnonnage, ou encore partagé des objectifs communs dans un contexte particulier. C’est dire que le surréalisme aura plus d’une fois durant son histoire affirmé le souci, le besoin, l’exigence de préserver son autonomie que seule garantissait son “programme”. Non pas dans la mesure où celui ci connaîtrait un début de réalisation (comme on pourrait le dire d’une situation révolutionnaire), mais en conservant ce tranchant et cette qualité, ou le tranchant de cette qualité : celle ou celui de continuer à vouloir parier pour la subversion poétique initiée par le mouvement dada. En la prolongeant à travers les trois principales données suivantes : l’écriture automatique, le scandale, et la rencontre (ou la fusion) de l’imaginaire et du quotidien.
Il est convenu à juste titre de se référer aux Champs magnétiques de Breton et Soupault pour désigner la première expression revendiquée de l’écriture automatique. Le Premier manifeste du surréalisme en déclinera toutes les occurrences afin d’en faire l’une des pierres angulaires du mouvement naissant. Par delà les aspects “techniques” ou “cliniques” de l’automatisme, auxquels les noms de Myers, et plus encore de Freud peuvent être associés, deux références fondamentales du surréalisme, Rimbaud et Lautréamont, doivent être ici citées pour bien préciser la nature des enjeux que recouvre la notion d’écriture automatique. Le premier, dans sa “Lettre au voyant”, préconise “un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens “. A l’aune de l’oeuvre rimbaldienne c’est vouloir infléchir la poésie vers une direction qui l’affranchirait de formes confondues dans les siècles précédents avec l’expression même de la poésie ; mais que la double modernité initiée par Baudelaire, puis par Mallarmé, tout comme la réaction spirituelle eu égard la rationalité du monde bourgeois, l’une et l’autre remettant profondément en cause cette expression, limitaient ces formes anciennes (du moins tendanciellement) à un exercice littéraire. Quant à Lautréamont, proclamant dans Poésies “La poésie doit être faite par tous, non par un”, l’écriture automatique y répond par excellence. Il s’agit d’en finir avec la littérature, avec une pratique littéraire entraînant la spécialisation et la confiscation par quelques uns de l’écriture poétique ; pour permettre à cette dernière d’être faite par tous, selon le voeux de Lautréamont.
André Breton reconnaîtra en 1933 dans Message automatique “que l’histoire de l’écriture automatique serait, je ne crains pas de le dire, celle d’une infortune continue”. Il ajoutait : “Durant des années, j’ai compté sur le débit torrentiel de l’écriture automatique pour le nettoyage définitif de l’écurie littéraire”. Les résultats n’étaient certes pas à la hauteur des espérances de la première génération des surréalistes. Ce constat fait (et sans décliner sa part de responsabilité), Breton revient sur quelques principes de base, quelque peu “écornés” depuis les premières années du mouvement surréaliste. D’une part, partant des réductions de type spirite ou médiumnique, en remettant le cap sur Rimbaud et Lautréamont ; d’autre part en ce cédant pas sur l’essentiel : la nécessité pour tous les hommes de se convaincre des possibilités existant chez chacun d’eux de pouvoir recourir à volonté d’un langage automatique, de la poésie donc.
En second lieu la notion de “scandale” se situe dans la lignée de ceux, inaugurés lors de l’époque dada : ces scandales visant à discréditer les idées de patrie, de religion, de famille, de travail, mais également l’armée, les enfermements carcéraux et asilaire, et plus généralement toutes les institutions du monde bourgeois. Et qui, sinon les surréalistes, s’y adonnaient avec constance, détermination, violence et ludisme. En dépit de ce que l’on en dirait aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, de la (relative) déliquescence de la famille et de la perte d’influence de l’église catholique, les surréalistes, les premiers, ont défendu collectivement, sur un ton qui n’appartenait qu’à eux, une conception du monde qui entendait ruiner de telles idées pour détruire le monde bourgeois et capitaliste. Ces scandales représentent la partie “révoltée” de l’activité des surréalistes.
Troisièmement, la mention d’une rencontre entre l’imaginaire et le quotidien recouvre les notions de hasard objectif, de merveilleux, d’érotisme, ainsi que les mythes de la réconciliation poétique de l’homme avec le monde, la transformation par l’imaginaire de l’espace urbain, et la pratique des jeux collectifs. Il s’agit aussi de démarches faisant peu ou prou appel à l’automatisme. Je ne décrirai pas dans le détail chacune d’elles. J’ajoute que l’on retrouve dans cette recension la dimension la plus singulière du surréalisme. Il va de soi que cette rencontre, ces démarches, à la mesure de “l’engagement” qu’elles impliquent, nécessitent, se heurtent de plein fouet à la passivité générée par ce monde là : aux “petits hommes” que cette société façonne en limitant leur univers mental à l’horizon borné par la marchandisation généralisée, et à travers elle les modes de consommation et de culture de masse.

Certes, certes, certes... mais aujourd’hui ? On reconnaîtra que le relativisme culturel contemporain, parmi d’autres incidences, tend à expurger l’art (ou la poésie) de tout négatif pour proposer en lieu et place l’une de ces potions consensuelles à la mode de ce temps. De bons auteurs n’ont d’ailleurs pas hésité à faire un parallèle entre les totalitarismes du XXe siècle (où l’art et la culture devaient être sains et heureux) et ce que l’on pourrait ici appeler un “totalitarisme de l’inconsistance” et là “le dernier état d’une postmodernité triomphante” : l’un et l’autre baignant dans ce même relativisme culturel.
Cependant cette tendance, même générale, même dominante, même susceptible de désarmer quelques certitudes critiques, traduit plus la place de l’art (et de la poésie) que lui assigne le culturel qu’elle ne saurait exprimer une indication du type “les carottes sont cuites”. Il faudrait écrire un autre ouvrage pour dire en quoi - toujours en référence à cette tendance - cela s’avère plus ou moins vrai, plus ou moins pertinent, plus ou moins flagrant selon que l’on aborde l’architecture, la musique, les arts plastiques, le cinéma, le spectacle vivant ou la littérature. Il semblerait pourtant que celle-ci, durant les 50 dernières années, ait davantage conservé le cap (en citant ici Samuel Beckett, Thomas Bernhard, Elfiede Jelinek, dans la continuité des Holderlin, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, Kafka, Proust, Joyce, Musil, Faulkner) : un cap que ces écrivains et poètes avaient maintenu contre vents et tempêtes. Et si l’on me répond que le vent justement a tourné, il me faudrait alors recommencer.
En ces temps de reflux inaugurés par les sinistres années quatre-vingt, des commentateurs n’en finissent pas de dénombrer....






3) DE l’ÉTHIQUE


A l’automne 1997, je diffusais une brochure écrite en réaction à l’envahissant et indécent concert de louanges accompagnant le centenaire de la naissance du personnage que des critiques appelaient “le dernier de nos grands écrivains”, à savoir Louis Aragon. Parmi les réponses que je reçus de cette large diffusion (la plupart, compte tenu des destinataires, affirmant leur accord avec Avez vous déjà giflé Aragon ? (9) ), quelques unes s’inscrivirent en faux, voire s’insurgèrent contre ce portrait à charge - trop à charge selon elles. On me reprocha de me focaliser sur un itinéraire qui appartenait à un monde révolu, celui du stalinisme ; on mit en balance cet itinéraire (lequel selon mes contradicteurs relevait d’une histoire dépassée) et l’oeuvre de l’écrivain, tout en précisant que le plateau de la balance penchait définitivement du second coté ; ou on relativisa le portrait du personnage : c’était plus compliqué que ça ; ou encore Aragon, si j’en crois certain, “était plutôt une victime” (sic). J’avais pourtant répondu dans Avez vous déjà giflé Aragon ? à l’une ou l’autre de ces objections (sauf la dernière, certes !). Mais mon argumentation ne passait pas, ou on ne voulait pas l’entendre ; peut-être, également, n’avais-je pas suffisamment insisté, en terme de comparaison, sur la spécificité d’Aragon dés lors que celle-ci relevait de la sphère éthique.
Douze ans plus tard, les enjeux restent les mêmes. Je citerai à nouveau Pierre Lepape, écrivant en 1997 : “Que reste-t-il d’Aragon stalinien ignominieux, ami félon, amoureux truqueur ? Rien, ou presque : des rancunes qui disparaîtront avec la mémoire de ses contemporains, de la matière à psychanalyse, des énigmes pour biographes, quelques points d’exclamation pour jalonner les chemins tortueux de l’histoire intellectuelle de ce siècle”. Et j’ajouterai de même que Lepape pariait ainsi sur la passivité de nos contemporains, sur la perte du sens et de la mémoire, sur l’apparition d’un “lecteur d’élevage” lisant tout sans véritablement rien retenir dans l’acceptation béate d’une culture mâchée avant qu’il n’en fasse usage. On aura sans doute compris que ces deux positions sont parfaitement antagoniques. Et que formulées ici par Lepape, et là par l’auteur de ces lignes, le lecteur serait en quelque sorte dans l’obligation de choisir son camp. Car il parait difficile de trouver dans pareil cas de figure un “juste milieu”. Le pari de Lepape, puis ma réponse, tracent, parmi d’autres, une ligne séparant les raisons de l’acceptation de celle du refus. La première s’accomodant très bien du relativisme, voire d’un certain cynisme contemporain. Tout comme elle occulte la “question éthique” dans des termes qu’il m’importera de définir et de mettre en situation tout au long de ce chapitre.
Reprenons le mot “ignominie” (puisque Lepape nous tend la perche) pour l’élargir à quelques autres écrivains. Dans cette rubrique nous retrouvons ceux qui à des degrés divers ont trempé leurs plumes dans l’encre nauséeuse des fascismes et stalinismes. On se contentera de citer, pour rester dans l’hexagone, Drieu la Rochelle, Céline, Rebatet, Brasillac pour le versant fasciste. Et en se limitant aux seuls noms de Vaillant, Still, Éluard (hélas !) pour l’autre versant. Et Aragon ? Bien entendu, il a sa place ci-dessus. Mais il relève en vérité d’une autre catégorisation, celle où l’ignominie devient si l’on peut dire encore plus ignominieuse. Aragon, ne l’oublions surtout pas, eut des responsabilités au P.C.F., et pas n’importe lesquelles ! Officiellement il n’était pas le responsable en titre des intellectuels du Parti (ceci relevant des prérogatives d’un membre du bureau politique). Pourtant son aura d’écrivain reconnu (y compris dans la bourgeoisie), sa diligence, son habileté manœuvrière, sa tribune des Lettres françaises, et son statut de “protégé” de Maurice Thorez s’avèrent plus décisifs en terme de responsabilités.
Aragon était un “homme d’influence”, d’autant plus qu’il appartenait à un parti dont il faut rappeler l’importance et le rôle hégémonique également dans la vie intellectuelle de ce pays entre le début des années trente et la fin des années soixante. On peut certes le relativiser en invoquant le magistère d’un Sartre ou d’un Camus, ou encore l’activité en coulisses d’un Paulhan. Mais il ne s’agit pas du même type d’influence : ni Sartre, ni Camus, ni Paulhan ne disposaient de ce pouvoir de nuisance qui permettait à Aragon de piloter ou d’inspirer les opérations visant à diffamer Nizan, à calomnier Gide (après la parution par le dernier de Retour d’URSS ), ou de faire rejeter par le CNE une motion prenant fait et cause pour les insurgés hongrois de 1956 (après avoir traité ceux qui exigeaient le retrait des troupes soviétiques de “traîtres” et de “rats”), pour ne citer que quelques uns des exemples relevés dans Avez vous déjà giflé Aragon ?
Louis Aragon, auparavant, avait joué un rôle de premier plan après la Libération dans le cadre de l’épuration. Il n’obtint pas la tête de Gide mais sauva celle, toute proportion gardée, de Maurice Chevalier (lequel chantait Ça sent si bon la France en 1942). En 1937, déjà, Aragon lors du Congrès pour la défense de la culture déclamait emphatiquement : “Je te salue ma France (...) pour Nous n’irons plus au bois et Maurice Chevalier”. On tempérera cette influence en reconnaissant que le P.C.F., malgré son rôle on ne peut plus hégémonique au lendemain de la Libération, ne pouvait empêcher la parution de textes critiques ou de pamphlets visant Aragon : ceux de Georges Henein (Qui est Monsieur Aragon ) ou de Jean Malaquais (Le nommé Luis Aragon ou le patriote professionnel ). En 1945, encore, Georges Mounier (communiste mais surtout connu comme critique littéraire) pouvait se permettre dans Les Lettres françaises de ne pas compter Aragon parmi les trois poètes marquants de l’époque (lui préférant Éluard, Ponge et Char). Mounier s’attira d’ailleurs dans les colonnes du même journal cette réponse “définitive” de Mousignac : “La voix d’Aragon a été celle de la France” (sous entendu pendant les années d’Occupation).
Aragon n’était pas intouchable. On le vérifiera huit ans plus tard, lorsqu’à la mort de Staline (et en l’absence de Thorez retenu en URSS), Aragon dut piteusement désavouer, sous la pression de Lecoeur et Billoux, un portrait du “petit père des peuples” par Picasso paru dans Les Lettres françaises (ceci faisant partie de l’histoire des luttes d’influence au sein du P.C.F.). Aragon s’en consolera 20 ans plus tard en recevant des mains des dignitaires soviétiques la médaille de la Révolution d’Octobre lors de ses 75 ans, et celle de l’Ordre de l’amitié des peuples pour ses 80 ans. Ni Billoux, ni Lecoeur (ce dernier exclu du parti en 1954) n’auront connu de tels honneurs. Enfin, pour en finir avec ce personnage, il faut dire et redire à cette “critique littéraire” très volontiers oublieuse - quand elle ne réclame pas le “devoir d’oubli” pour ses “monstres sacrés” -, que la fin du stalinisme d’un coté, et la mention d’un “génie”, ou prétendu tel de l’écrivain Aragon de l’autre, n’efface pas l’histoire, ni la participation active de Louis Aragon à l’un des épisodes les plus tragique du XXe siècle. Plus cette même “critique” s’evertuera à effacer tout ce qui maculerait la statue du “grand écrivain”, plus nous reviendrons avec nos plumes, nos pinceaux, nos claviers, ou nos crachats pour juste rappeler qui était Louis Aragon.

Cet écrivain n’a été ici évoqué que pour poser un premier jalon. Il va de soi que cette question, celle de l’éthique, peut être abordée différemment. Nous allons pour ce faire retrouver Jean-Claude Milner. J’ai dit plus haut comment ce linguiste justifiait dans L’arrogance du présent les revirements des intellectuels gauchistes (principalement maoïstes), et parmi ces derniers plus particulièrement ceux qui s’en vinrent grossir dans la seconde moitié des années soixante-dix les rangs des “nouveaux philosophes”. Ce type de justification n’a rien d’original. On l’a souvent entendu dans les décennies 70 et 80. On distinguera ceux qui disent “je me suis trompé”, les plus nombreux, qui deviennent généralement les meilleurs avocats d’une société jadis vouée aux gémonies, de ceux pour qui “c’est d’abord le monde qui a changé” : ces derniers, plus retords, laissent entendre qu’ils sont restés les mêmes mais que l’on ne doit plus compter sur eux pour défendre des idées devenues obsolètes et irrecevables compte tenu de l’évolution de ce monde. En simplifiant, et en schématisant disons que les premiers ont rejoint le camp de la démocratie représentative ou celui du libéralisme, quand les seconds, du moins ceux qui ne versent pas dans l’apolitisme, rejoignent ou soutiennent ce qui peu ou prou se trouve assimilé à la gauche. Ce constat vaut surtout pour la période de référence indiquée plus haut.
L’argumentation de Milner se situe plutôt dans le premier cas de figure. Elle relève d’une analyse en quelque sorte généalogique du gauchisme qui aurait pour objectif de délivrer la théorie de cette notion de “revirement” en se servant de la double casquette du linguiste et du philosophe. Donc Milner part d’une critique du gauchisme “empêtré dans les marécages de l’héritage marxiste et des mensonges du maoïsme” pour faire ressortir, en réaction, et sur le mode paradoxal qu’on lui connaît, la “loyauté” de ceux (il cite Glucksmann, BHL, et ses anciens interlocuteurs de la Gauche prolétarienne) qui n’ont pas voulu se taire là dessus et qui se sont opposés “à eux mêmes un démenti”. Milner exprime d’une façon que l’on qualifiera “élégante” ou “emphatique” que ceux-ci se sont tout bonnement trompés. Mais la théorisation annoncée est encore à venir. Habilement Milner renverse les termes de la question en avançant : “Qui se refuse au démenti de soi, ne sait pas ce qu’est la vérité”. Sauf que cette habileté ne risque de convaincre que ceux qui usèrent ou abusèrent en l’occurrence de ce “démenti de soi”. C’est aussi prendre de très grandes libertés avec la “vérité” au point de lui faire dire le contraire, ou presque, de ce qu’elle signifie. Pour aggraver son cas Milner ajoute dans la foulée : “qui recule avec effroi devant la renégation, ne sait pas ce qu’est l’affirmation”. Là notre linguiste pousse le bouchon un peu loin. On subodore chez lui l’intention d’opérer un nouveau renversement pour doter le mot “renégat” d’une signification positive. Ici également les intéressés peuvent relever la tête fièrement : non content de les absoudre Milner leur tresse de surcroît une couronne de lauriers.
Mais j’avais déjà précisé auparavant ce que m’inspirait un tel morceau de bravoure. A vrai dire je n’y suis revenu que pour reprendre et commenter, autant du point de vue du “démenti de soi” que de la “renégation”, un propos de l’introduction de L’arrogance du présent à travers lequel Jean-Claude Milner se penche sur son itinéraire depuis 68 jusqu’à aujourd’hui. Je cite ici Milner pour, par avance, souligner que ce propos est exactement à l’opposé de ce qui m’importera plus loin de définir, d’argumenter, de défendre dans ce chapitre. J’ajoute qu’ici le propos milnérien n’a rien de caricatural mais traduit, plutôt brillamment, un point de vue que l’on pourrait situer au carrefour des notions d’éthique, d’engagement, de philosophie de la vie ou de réflexion sur soi. Notre linguiste, donc, écrit ceci : “Ainsi ai-je, durant des décennies, répondu à des convocations successives ; Mai 68 fut l’une d’entre elles, le gauchisme en fut une autre ; je pourrais y ajouter la linguistique structurale, le marxisme althussérien, Lacan, Chomsky, le nom juif. Ces convocations étaient toutes absolues et elles étaient radicalement hétérogènes les unes aux autres. Plus exactement, elles n’avaient d’intérêt que par leur hétérogénéité et leur propension à s’exclure mutuellement. Si je prends en compte leur succession chronologique, un ordre logique en émerge, d’autant plus valide qu’il dépend du hasard ; chaque convocation permettait en effet d’élucider les précédentes, dans la mesure où elle en exposait une ou plusieurs insuffisances ; chacune affirmait sa force et sa légitimité, dans la mesure où elle faisait de l’infidélité un devoir ; chacune se soumettait par avance pour elle-même à cette même loi d’abandon”. Je complète les lignes ci-dessus par la fin de l’introduction de L’arrogance du présent, plus polémique : “Ceux qui ont vécu le dernier tiers du XXe siècle, ceux qui se sont efforcés d’y agir et de parler dans la langue dont ils disposaient, ceux-là n’ont qu’une obligation au seuil de la vieillesse ; elle s’analyse en deux commandements : ne pas devenir stupides et ne pas inciter autrui à la stupidité. J’observe que plusieurs de mes contemporains se dérobent à l’un ou l’autre de ces commandements, quand ce n’est pas aux deux. Pour excuser leurs manquements, ils invoquent souvent la fidélité ; ils ne font au vrai que ressasser leur décrépitude. Pour ma part je choisis la voie contraire et ne compte pas fléchir. Mon présent est à venir”.
Rien n’obligeait Jean-Claude Milner à revenir sur ce passé, déjà lointain. D’autres intellectuels, appartenant à sa génération, et ayant un itinéraire comparable au sien, s’étaient déjà exprimé sur la même question il y a 20 ou 30 ans en la considérant alors réglée. Milner y revient dans ces termes choisis quarante ans plus tard, pas tant pour exorciser une arrogance passée ou solder définitivement une période d’égarement (“le sujet parlant s’est égaré”, écrit-il), que - la fin de son introduction nous y invite - pour régler un différend avec ceux de ses contemporains qui “invoquent souvent la fidélité”. Le lecteur un peu averti ou perspicace n’a pas besoin qu’on lui cite de noms pour connaître les “cibles” de Milner. Seule, martèle notre linguiste, l’infidélité garantit la vérité et rend justice à la pensée. Elle préserverait même, à l’en croire, de la stupidité.
Une telle volonté de procéder ainsi par convocations successives (chacune d’entre elles se trouvant légitimée dés lors que l’infidélité devient la règle) renvoie à un exemple littéraire du XIXe siècle, bien connu, devenu depuis un type universel : celui de Bouvard et Pécuchet. Si Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir on pourrait en dire autant ici de Milner vis à vis des deux personnages de Flaubert. L’association faite, on appréciera à sa juste valeur l’assertion milnérienne selon laquelle cette défense et illustration de l’infidélité préserverait de la stupidité quand l’on sait que Bouvard et Pécuchet représentent, avec toutes les nuances que l’on voudra, la bêtise selon Flaubert. Bouvard et Pécuchet est l’un des plus grands romans du XIXe siècle et comme tel a donné lieu à de nombreuses interprétations. Celle-ci portent cependant davantage sur le roman proprement dit que sur la personnalité des deux personnages. D’abord ridicules, Bouvard et Pécuchet, vers le milieu du récit, apparaissent plus complexes, voire pathétiques. Une phrase de Flaubert le traduit bien : “Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise, et de ne plus la tolérer”. N’est ce pas la meilleure des façons de retrouver Jean-Claude Milner !
Avant de me référer ou de m’appuyer sur quelques uns de ceux qui exprimeraient le mieux selon moi le contraire de cette “infidélité” là (même si le mot “fidélité” n’est pas tout à fait satisfaisant et que les noms cités plus loin ne sont nullement ceux auxquels pense Milner), je dirai - réponse du berger à la bergère - quelques mots sur mon itinéraire. Ils ne seront pas inutiles pour planter le décors de ce chapitre.
Il existerait au moins un point commun entre Jean-Claude Milner et l’auteur de ces lignes : tous deux ne sont pas originaires d’un “milieu favorisé” (c’est du moins ce que j’ai cru comprendre des explications données par Milner après l’épisode anti Bourdieu cité dans un précédent chapitre). Sinon, ensuite, tout nous sépare. Sortant d’une école professionnelle, j’ai commencé à travailler comme coupeur en miroiterie (j’avais 17 ans) à l’usine avec la perspective d’y passer toute ma vie. En mai 68, dans l’entreprise où j’étais salarié, j’ai participé à la création d’une section syndicale (la première, à ma connaissance, en milieu miroitier), et me suis retrouvé délégué syndical (je venais juste d’avoir 21 ans). J’ai quitté la miroiterie et le monde ouvrier à la fin de l’année 68. Pendant 15 ans j’ai vécu de “petits boulots” (en isolant, durant tout ce temps, deux expériences de deux ans chacune : la première comme infirmier psychiatrique, et la seconde dans une maison d’édition musicale). A la suite d’une période de chômage j’ai entamé une formation professionnelle. Après l’obtention d’un diplôme d’état d’assistant de service social, j’ai exercé cette profession durant 15 ans. En privilégiant cependant, selon les situations professionnelles, des mi-temps, deux tiers ou trois quart de temps, voire des période d’inactivité ou de chômage pour mes consacrer par ailleurs, pendant presque la même période, à la rédaction de guides de promenades. On aura peut être compris, ceci posé, qu’aujourd’hui retraité j’appartiens au monde appelé des “économiquement faibles”.
Je ne me suis attardé sur ces rapides éléments biographiques que pour mieux faire ressortir ce qui suit. Mai 68 a été l’événement le plus important de ma vie. On peut dire que celle-ci a basculé à ce moment là. J’ai réalisé combien l’effervescence de ce beau printemps entrait en résonance avec des aspirations encore confuses, lesquelles, sous la pression des “événements”, commençaient à trouver l’expression et la formulation qu’elles réclamaient. La découverte des penseurs anarchistes, et la reviviscence d’une pulsion poétique (apparue durant l’adolescence mais contrariée par le “cours de l’existence”), introduisirent, au lendemain de 68, une période décisive durant laquelle je découvris presque en même temps le surréalisme, l’Internationale situationniste, Georges Bataille, et quelques écrivains (Artaud, Leiris, Gracq, Blanchot, Jarry, Musil, Rilke) qui ne cesseront de compter. J’ai pu écrire plus tard, en forme de boutade, que j’avais alors un pied chez les anars, un pieds chez les situs, et la tête dans la poésie moderne. Il va sans dire que certaines rencontres, de visu, accompagnèrent plus qu’elles ne précédèrent ces choix déterminants. A la fin des années 70, la découverte d’Adorno (qui n’était pas étrangère à mon intérêt, voire ma passion pour les musiques classique et contemporaine) vint compléter ce “dispositif référentiel”. J’ajoute que les années 70 ont été, pour ce qui me concerne, autant des années de “formation” que de “maturation”. Ensuite, dans le champ élargi des connaissances de tous genres, rien n’est venu fondamentalement démentir ce que je pouvais penser ou défendre à la fin de cette même décennie. Voilà pour bien préciser en quoi le mot “fidélité” me convient. Mon désaccord avec Milner s’avère total dans la mesure où ces “convocations”, les miennes, ne s’excluent nullement. Bien au contraire, j’ai toujours davantage mis l’accent (parfois contre des “adeptes” de l’un ou l’autre camp) sur ce qui rapprochait par exemple les surréalistes et les situationnistes, ou Breton et Debord, ou Bataille et Breton, etc. Sans taire pour autant les conflits et désaccords : il n’est pas question de réécrire l’histoire mais de donner au temps la capacité de trier l’essentiel, à savoir ce qui relève de l’émancipation du genre humain. Il me reste cependant à faire le lien entre des expériences personnelles et ce que j’appellerai, pour reprendre le fil de ma démonstration, une attitude éthique.

Le mot fidélité (ou l’équivalent adjectivé) revient au moins deux fois dans la correspondance du “dernier Debord”. Dans un courrier du 9 octobre 1992 adressé à Annie Le Brun, Guy Debord précise, au sujet d’un bref échange épistolaire avec Georges Goldfayn, ancien membre du groupe surréaliste : “Je suis heureux que ce dialogue ait pu reprendre après trente six ans. Nous sommes des gens fidèles”. Le 27 mai 1993, dans une lettre qui a pour destinataire Jean-Jacques Pauvert (je reviendrai plus loin sur cet important courrier), Debord écrit : “Je constate qu’Annie Le Brun est la fidélité même, ce qui n’est assurément pas la moindre de ses éclatantes qualités”. Les ultimes mots écrits par Debord (ou plutôt dictés à son épouse) figurent dans le dernier carton du plan final de Debord, son art et son temps (film programmé sur Canal Plus, un peu plus d’un mois après le suicide de Debord) : cette dizaine de lignes qui en expliquent la raison se terminent par “la fidèle obstination de toute une vie”.
C’est résumer, en peu de mots, l’arc tendu d’une vie incomparable, du moins à l’échelle de cette notoriété, dont nous ne pouvons que relever - car la “guerre” à laquelle Debord a participé continue malgré les démentis plus ou moins intéressés que d’aucuns ne cessent de nous adresser - l’exemplarité selon le point de vue exprimé ici. Car, toujours à l’échelle qui fut la sienne, nul ne s’est moins compromis que Debord avec son temps. Il n’a jamais accordé la moindre interview à un journaliste, pas plus qu’il ne s’est présenté sur un plateau de télévision, ni même à l’antenne d’une quelconque radio. Debord n’a également jamais répondu aux sollicitations des médiatiques ou des membres de l’intelligenstia pour qui pareille rencontre aurait d’abord flatté la vanité. Cela s’appelle, entre autre, être exigeant. Cette exigence Debord ne la réclamait pas moins de ceux auxquels le liait, depuis sa lointaine jeunesse lettriste, mais surtout les années de l’Internationale situationniste, des objectifs communs. Il s’agit d’une histoire tumultueuse, comme celle auparavant du groupe surréaliste. Ce tumulte prenant parfois un caractère démesuré. Mais on sait, ou on l’apprendra, que la démesure n’est que l’une des manières de ne pas transiger sur la question, justement, de l’exigence.
Dans un texte consacré au surréalisme (10), j’ai essayé de définir le plus précisément possible ce qu’implique pour l’action collective pareille exigence. Je le formule ainsi en partant de la notion de groupe. Il s’agit d’amis qui se donnent les moyens, par l’existence d’un collectif, de réaliser des objectifs communs. Ces amis discutent, argumentent, affirment des désaccords, et même peuvent entrer en conflit. Cependant il existe des règles non écrites qui, tout en fondant l’appartenance de chacun au groupe, apportent la preuve de sa cohésion. En cas de “manquement” le groupe peut prendre, après une discussion où chacun est appelé à se prononcer, la décision de se séparer de l’un ou l’autre de ses membres. C’est ni plus ni moins une façon d’exercer à pareille échelle la démocratie directe.
Il me fallait partir de cette définition pour aborder dans l’histoire du mouvement surréaliste la question de l’exclusion. Il n’a pas manqué de commentateurs pour fustiger, chez les surréalistes d’abord, les situationnistes ensuite, le goût, la propension, ou la tendance des uns et des autres à l’exclusion. C’est même devenu l’un des ponts-aux-ânes d’une “critique” n’hésitant pas à faire ici l’amalgame avec les pires pratiques staliniennes. Dans ce texte sur le surréalisme j’avais pris le soin de préciser ce qui sépare incommensurablement des “amis”, liés par une exigence commune, dont l’égalité n’est pas la moindre des composantes, de partis marqués au fil de leurs histoires par des épurations plus ou moins importantes. Non sans relever également, dans le cas des partis communistes et assimilés, nécessairement hiérarchisés, le caractère “religieux” de l’adhésion au Parti, c’est à dire à une église. De nombreux anciens communistes se sont exprimés sur leurs expulsions respectives en des termes relevant de l’excommunication. Ceci et cela est bien connu, et pourtant à lire les gazettes on l’aurait oublié, ou on voudrait l’oublier. On sait aussi que la haine et la bêtise, qui ne désarment pas, ne reculent devant aucun amalgame pour accuser surréalistes et situationnistes de toutes les rages possibles (même si à ce jeu Breton et ses amis ont pris une large avance) (11).
Quand cette “critique” ne procède pas par amalgame elle reprend l’antienne victimaire. Les personnes exclues deviennent alors des victimes du pouvoir démesuré prêté ici à Breton et là à Debord. Certains folliculaires n’hésitant pas à employer le mot “terreur”. Dans le texte cité plus haut, je reprends chacune des exclusions ayant marqué l’histoire du groupe surréaliste en la justifiant chaque fois (même si des nuances, voire des réserves doivent être, il va de soi, exprimées dans des cas précis). Du moins jusqu’au moment - après la mort de Breton - où une exclusion (celle de Jehan Mayoux) ne peut plus être justifiée. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une exclusion puisque Mayoux refusait de contresigner un texte (Pour un demain joueur ), qui, s’avèrant déjà le plus discutable jamais écrit au nom du groupe surréaliste, émanait de surcroît d’une minorité proposant une ligne directrice sans qu’aucune discussion préalable ait eut lieu sur des sujets essentiels engageant la vie du mouvement. Des désaccords s’exprimèrent. Mais les surréalistes qui répondirent de manière critique aux “injonctions” de Pour un demain joueur choisirent une voie intermédiaire (celle de rester malgré tout au sein du groupe) en assortissant leur “accord” de nombreuses réserves par écrit. C’était certes reculer pour mieux sauter. Deux ans plus tard, le texte Sas (signé par une large majorité de membres du Mouvement) prendra acte de la dissolution du groupe surréaliste contre la minorité responsable du “coup de force” de Pour un demain joueur.
Il existe de nombreux traits communs du point de vue de cette histoire tumultueuse entre le groupe surréaliste et l’Internationale situationniste. Cependant les situationnistes ont davantage formalisé les questions pratiques et organisationnelles en se dotant de statuts absents de la pratique du groupe surréaliste (plus informelle), et en se donnant la possibilité dans un second temps de pouvoir constituer des tendances. Il est vrai que nous disposons avec la Correspondance (12) de Guy Debord d’éléments qui permettent de traiter dans le détail de cette sempiternelle question de l’exclusion. Par exemple, dans une lettre d’août 1962 adressée à Asger Jorn, Debord Précise : “La pratique de l’exclusion me parait absolument contraire à l’utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être libres seuls - en le restant soi même - si on ne peut s’employer dans une liberté commune”.
C’est là l’une des manières de poser la question de l’appartenance à un groupe “d’égaux” : les disciples n’y peuvent prétendre par définition (et encore moins les exécutant promis aux diverses tâches militantes depuis une ligne définie par un petit cercle de dirigeants). Et puis Debord, contrairement à certaines légendes, était plus réticent que ceux, dans les rangs situationnistes, qui renchérissaient en terme d’exclusion. Et l’on pourrait dire la même chose de Breton. En revanche, Debord a régulièrement insisté sur ce qu’il appelait “la politique de la porte presque fermée” en ce qui concerne l’adhésion à l’I.S., afin que les situationnistes se trouvent le moins souvent confrontés à l’obligation de se séparer de l’un ou l’autre membre du groupe.
Autre manière d’aborder la question : “Nous n’avons pas de l’exclusion une conception métaphysique. La rupture avec l’I.S. signifie un désaccord objectif sur un point central, mais évidemment ne signifie pas obligatoirement que ceux qui s’y sont trouvés amenés avaient des motifs déshonorants, ni qu’ils sont condamnés à aller ensuite, par eux-mêmes, vers des positions toujours plus mauvaises” (lettre du 22 septembre 1962 adressée à Rodolphe Gashé). Ces lignes parfaitement claires n’ont pas besoin d’être commentées. A l’un de ses interlocuteurs (Branko Vucicovic) qui reprochait aux situationnistes ce fameux “goût” pour l’exclusion, Debord répondait (le 27 novembre 1965) : “Nous n’avons jamais voulu empêcher qui que ce soit d’exprimer ses idées ou de faire ce qu’il veut (et nous n’avons jamais cherché à être en position pratique pour faire pression dans ce sens). Nous refusons seulement d’y être mêlés nous-mêmes contre nos convictions et nos goûts. Notez que ceci est d’autant plus vital que nous n’avons presque aucune liberté d’exprimer nos propres convictions et goûts tels qu’ils sont réellement, du fait de leur caractère nettement contre le courant. Notre “intolérance” n’est jamais qu’une réponse - bien limitée - à l’intolérance et l’exclusion pratiquement très solides que nous rencontrons partout dans “l’intelligentsia installée” particulièrement”.
Ceci pour ne pas oublier qu’il s’agissait d’une “guerre” que les situationnistes avaient déclarée aux différents aspects de la domination, ses agents et partisans donc ; et qu’il convenait d’en tirer toutes les conséquences. Enfin, pour faire le lien avec ce que je mentionnais plus haut quant aux exclusions du groupe surréaliste, et plus particulièrement celle de Jehan Mayoux, je citerai Debord écrivant en 1969 aux membres de la section italienne de l’I.S. : “Il est en effet absurde de craindre de subir “une exclusion injuste”. Je peux vous assurer qu’il n’y en a jamais eu dans l’I.S., et je ne pense pas que l’I.S. puisse durer après une seule exclusion injuste. Jamais une “erreur” n’a été sanctionné par l’exclusion, qui, en effet, n’a rien de tactique (...) Cependant, l’exclusion est aussi une conséquence du niveau, variable, des exigences qu’une organisation se fixe librement à elle-même dans un moment donné. Ce que la collectivité a fixé en pleine conscience doit être défini avec une conscience vraie de ce qu’on peut faire effectivement”.
J’ajoute que l’on trouve là, ces citations mises bout à bout, une leçon de démocratie pour qui cette notion n’a rien de figé, de contraignant, ou de platement idéologique. Il s’agit bien entendu d’un usage à l’échelle réduite d’un groupe dont l’égalité entre ses membres constitue justement la meilleure des “garanties démocratiques”. Les habituels contempteurs qui se focalisent sur ces exclusions pour dénoncer sur le mode de la dignité outragée le “totalitarisme” des surréalistes ou des situationnistes sont assurés de figurer parmi les principaux défenseurs du monde tel qu’il va. On reconnaîtra que certains de ceux-ci - des journalistes le plus souvent - pêchent par ignorance ou légèreté en se contentant de reprendre des clichés éculés sans connaître le détail d’une histoire qui, s’il en étaient informés, devrait au moins les inciter à ne pas écrire n’importe quoi.
Autre argument, souvent invoqué (je l’ai trop rapidement évoqué) : le “pouvoir” plus ou moins absolu qu’auraient exercés Breton et Debord au sein de leurs groupes respectifs. Je parlerai volontiers pour ce qui les concerne d’une “autorité naturelle”. Celle-ci n’a rien de commun avec l’autoritarisme de ceux qui, dans des mouvements, partis ou syndicats, exercent un pouvoir légitimé par toute organisation hiérarchisée, donc structurée sur un mode inégalitaire. Cette “autorité naturelle” n’étant pas non plus indifférente au fait que Breton ait écrit quelques uns des textes fondateurs du surréalisme, tout comme Debord pour l’I.S. Tous deux en ont écrit d’autres qui, sur ces fondations, s’avérèrent déterminants dans la genèse du mouvement surréaliste ou de l’Internationale situationniste. C’’est là qu’il me faut revenir à cette “fidélité” évoquée plus haut : ni Breton ni Debord n’ayant ici démérité du point de vue exposé ici.
Cependant, pour rester avec Guy Debord, et afin de faire ressortir toutes les occurrences que recouvre le terme “fidélité”, les précisions suivantes s’imposent. Très tôt, dans les années 1952-1954 (celles de la première période de l’Internationale lettriste), Debord se retrouve en “très mauvaise compagnie” (celle de “gens bien sincèrement prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat”) dans un quartier de Paris “où le négatif tenait sa cour”. Si quelqu’un éveillait alors la sympathie de Debord et de ses amis, “c’était Arthur Cravan, déserteur de dix-sept nations, ou peut être aussi Lacenaire, bandit lettré”. En 1978, dans le texte accompagnant les images du film In girum imus nocte et consumimur igni, Debord revient sur cette période de sa jeunesse. Les années de l’Internationale situationniste sont derrière lui : Hegel, Marx et Lautréamont, ses principales références du temps de l’I.S., demeurent certes, mais le trio Thucydile, Machiavel, Clausewitz a pris au fil des années, depuis la dissolution de l’I.S. précisément, de plus en plus d’importance. Et pourtant Debord tient à préciser : “On a beau dire : “Il a vieilli, il a changé : il est aussi resté le même””. Toujours dans In girum... Debord tord le cou à la légende selon laquelle il serait “une sorte de théoricien des révolutions”. Il ajoute : “Les théories ne sont faites que pour mourir dans la guerre du temps : ce sont des unités plus ou moins fortes qu’il faut engager au juste moment dans le combat et, quels que soient leurs mérites ou leurs insuffisances, on ne peut assurément employer que celles qui sont là en temps utile. De même que les théories doivent être remplacées, parce que leurs victoires décisives, plus encore que leurs défaites partielles, produisent leur usure, de même aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage”.
Dix ans plus tard, Panégyrique rassemble dans un texte autobiographique de haute tenue l’essentiel d’une vie confrontée à “des temps troubles, d’extrèmes déchirements dans la société et d’immenses destructions”. Debord indique qu’il partira naturellement de lui, pour être “capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs”. Il n’y a rien de présomptueux quand se trouvent ainsi marquées “les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité” : à savoir “sa propre place dans le coeur du temps, et dans la société, ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions dominantes”. Debord, plus loin, apporte cette donnée essentielle : “Le ton de ce discours sera en lui-même une garantie suffisante, puisque tout le monde comprendra que c’est uniquement en ayant vécu comme cela que l’on peut avoir la maîtrise de cette sorte d’exposé”.
Ce livre, en définitive, illustre un principe de vie, jamais démenti tout au long de l’existence de l’auteur, depuis le refus de toute obligation salariale, de toute spécialité (“docteur en rien”), de toute “participation aux milieux qui passaient alors pour intellectuels et artistiques”, et par indifférence aux questions d’argent ou celle liée à l’obligation d’occuper une quelconque place dans la société. De telles dispositions d’esprit, plus quelques rencontres décisives favorisent la lecture des “bons livres (...) voire d’écrire ceux qui manquent encore”. Et Debord de relever (une fois de plus en 1989) : “Quant à la société, mes goûts et mes idées n’ont pas changé, restant les plus opposés à ce qu’elle était comme à tout ce qu’elle annonçait vouloir devenir”. Ceci également n’a pas besoin d’être commenté. Debord est resté fidèle à ce principe de vie que les lignes suivantes, toujours dans Panégyrique, peuvent résumer : “J’ai assurément vécu comme j’ai dit qu’il fallait vivre ; et ceci a été peut-être plus étrange encore, entre les gens de ma date, qui ont tous paru croire qu’il leur fallait seulement vivre d’après les instructions de ceux qui détiennent la production économique présente, et la puissance de communication dont elle s’est armée”.

Il en va de même, sur le chapitre de cette “fidélité”, pour ce qui concerne André Breton. Plus encore peut-être pour l’auteur de Nadja, dans la mesure où, jusqu’à sa mort en 1966, il défendit avec la constance que l’on sait des principes de vie, un rapport au monde (13), une exigence, et une démarche collective confondus avec son “engagement” surréaliste. Il s’agit également ici d’une histoire tumultueuse dans des temps non moins troubles, sinon plus. Durant une période particulièrement difficile de sa vie Breton a écrit les lignes suivantes : “Cet homme, en avril 1930, recommencerait terriblement si c’était à refaire. Il n’a que l’expérience de ses rêves. Il ne peut concevoir de déception dans l’amour mais il conçoit et il n’a jamais cessé de concevoir la vie - dans sa continuité - comme le lieu de toutes les déceptions. C’est déjà bien assez curieux, bien intéressant qu’il en soit ainsi”. Ces lignes admirables prouvent, si besoin était, que l’on ne reste pas fidèle envers ce qui vous importe fondamentalement seulement d’une manière linéaire, sans aspérités, ou à la façon paisible d’un fleuve venant se jeter naturellement dans la mer. Cette “fidélité” s’éprouve à l’aune des difficultés qui la remettraient en question. Là aussi il faut pour ce faire avoir vécu, comme l’entendra plus tard Debord ; et également, dans le cas de Breton, avoir beaucoup désiré (dans le sens de s’émerveiller, il va sans dire).
Cette fidélité s’éprouve également quand l’histoire, dans des moments particuliers, vous somme de choisir entre deux impératifs, deux blocs dominants, deux manières de se renier. Lors d’un meeting organisé le 10 avril 1949 par le Rassemblement démocratique révolutionnaire, André Breton devait intervenir dans le cadre de la Journée internationale de résistance à la dictature et à la guerre. La salle devenant houleuse après l’intervention du physicien américain Comprom, prenant la défense d’une “dissuasion nucléaire” qui n’en avait pas encore le nom, les organisateurs avaient du annuler les dernières interventions prévues, dont celle de Breton. C’était fort dommage car cette allocution, outre les qualités intrinsèques du texte (et la surprise, bienvenue, de découvrir une longue et belle citation des Enfants humiliés de Bernanos), refuse de choisir comme d’aucuns l’incitaient à le faire entre les camps soviétique et américain. Il faut insister sur l’importance et l’exemplarité d’un tel refus au tout début de la guerre froide. Seuls les surréalistes, la plus grande partie des anarchistes, et quelques rares intellectuels refuseront de se rallier à l’un ou l’autre camp. Ni l’un, ni l’autre, affirme Breton avec force. Sachant que les mots, les arguments, pour dénoncer l’un, puis l’autre, ne sont assurément pas les mêmes.
Un an plus tôt André Breton publiait La lampe dans l’horloge. Ce texte recueilli en 1953 dans La clef des champs n’a certainement pas eu lors de ces deux publications l’écho qu’il méritait. Il parait aussi possible que la seconde des deux parties (consacrée au poète Malcom de Chazal) ait contribué à occulter - même relativement - la première. Nous tenons pourtant là l’une des contributions essentielles du Breton de l’après guerre. La lampe dans l’horloge revient sur cette “fin du monde” auquel le “premier surréalisme” avait pu autrefois donner quelque gage ou subir la tentation. Depuis, il est vrai, de l’eau avait coulé sous les ponts, et du genre nauséabond. Le nazisme, le second conflit mondial, les déportations et exterminations, la bombe atomique, le stalinisme (plus présent que jamais en 1948) rendent pour le moins caduque l’idée d’une “fin du monde” selon les critères prévalant dans les années vingt, donc. Cette fin du monde là, “surgie d’un faux pas de l’homme”, Breton n’en veut pas. “Tant que son éventualité subsiste, ajoute-t-il, nous ne voyons aucun obstacle à marquer à ce sujet un revirement total, à procéder délibérément à un renversement de signe “.
Ceci doit être souligné, car Breton, pour couper court aux interprétations trop rapides, ou malveillantes, tient de suite à préciser qu’il ne s’agit en aucune manière de reniement. Ni même, pour le traduire dans un langage contemporain, de “changement de paradigme”. A ce “renversement de signe”, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, ont jadis apporté leur contribution : à savoir “ce fait sensible pur grâce à quoi peut être surmonté le principe de contradiction”. Breton l’illustre également à travers l’attitude de Sade durant la Terreur se prononçant, avec les risques que l’on sait, contre la peine de mort (et le cas échéant “au grand désarroi de ses exégètes futurs”) : un renversement eu égard la place du crime dans l’oeuvre du divin marquis. Par ailleurs, ce “renversement de signe” ne constitue nullement le rejet de “l’héritage de l’art noir “ ou celui de la “poésie maudite”. Au contraire même, ajoute Breton, il importe encore et toujours de s’en réclamer pour s’opposer au dernier état de la pensée servile, celui des mots d’ordre de “réalisme socialiste” et “d’anti-formalisme”. Ici Breton fait le pari que “le rétablissement de l’homme s’opérera fatalement sur le monceau de tout ce qui l’a fait”. Une fois de plus il insiste pour rendre compatibles “l’attitude spirituelle” et “l’attitude sociale énergique et concentrée qui tende avant tout au regroupement de tous ceux qui, non obnubilés par les consignes de haine, ont conscience d’un péril immédiat menaçant l’espèce humaine dans son ensemble et entendent, dés maintenant, tout mettre en oeuvre pour le conjurer”. En dépit du noir tableau brossé dans les premières pages de La lampe dans l’horloge, André Breton entend de nouveau parier sur tout ce qui pourrait contribuer au “rétablissement de l’homme” plus haut évoqué. Même s’ils se font rares, il tient à accorder une particulière attention aux “grands messages isolés”, et surtout à leur valeur d’indice “. Il s’agit, dit-il, “de toute nécessité et de toute urgence, de passer (14)
Ceux qui aujourd’hui, sans le formuler explicitement, et encore moins le revendiquer, font écho dans des écrits au fort parfum catastrophiste (quand ils ne reprennent pas l’antienne de l’effondrement) à une “fin du monde” ou une “fin de l’histoire” indexée sur le dernier état de la “société industrielle”, se laissent en réalité porter par l’un des courants dominants là où Breton s’efforçait de le remonter, en dépit des difficultés relevées, pour retrouver la source d’un “fait sensible pur”, celle de l’héritage de l’art noir ou les grandes vigies de la subversion poétique (tout en maintenant le cap sur l’indispensable révolution sociale). C’est tout ce qui sépare la volonté affirmée de refuser la “fin du monde” (telle que Breton la traduisait en 1948 en allumant les contre-feux nécessaires), des complaisances très “fin de siècle” que le constat désabusé (“On ne peut plus rien faire, et de toute façon c’est déjà trop tard”) illustre particulièrement. Et dont on sait combien il sert les intérêts du monde tel qu’il va en confortant l’idéologie qui tient pour acquis que plus rien, ni personne ne pourrait aujourd’hui transformer fondamentalement ce monde là. Même si les explications diffèrent, il va de soi, ici et là.

Certes Debord et les jeunes lettristes, puis la première génération des situationnistes se sont opposés, parfois violemment, au surréalisme (et réciproquement). On sait que dans l’histoire des avants gardes des groupes se constituent, entendent exister, perdurer et développer une activité autonome en se positionnant contre ceux qui les ont précédés, et particulièrement ceux dont ils seraient le plus redevables. Au début des années soixante Debord et les situationnistes cesseront de se référer au surréalisme. En dépit de ces différends j’ai, de longue date, davantage insisté sur ce qui rapprochait Breton et Debord (il y a des parentés flagrantes malgré les apparences) que ce qui les différencierait ou les éloignerait.
Un lien d’ailleurs, sur le tard, peut être fait entre eux à travers Annie Le Brun. La personnalité de cette dernière, son goût proclamé pour la subversion poétique, sa volonté de maintenir l’esprit de révolte du surréalisme, et des références communes, la prédisposaient plus que d’autres, parmi les anciens membres du groupe surréalisme, à écrire les lignes suivantes (dans Appel d’air en 1988) : “Dépassement dont la nécessité historique, en ce qui concerne l’art, avait été formulée dés les début de l’Internationale situationniste et qui continue d’être affirmée par ceux qui ont encore l’ambition de poursuivre une critique sociale cohérente. Ce qui déjà me retiendrait de passer outre, si, en plus, cette réflexion politique, menée depuis près de trente ans, avec une vigueur assez rare, ne se différenciait pas de toutes les autres à n’avoir jamais perdu de vue certains embrasements de la subversion poétique, de Sade à Vaché en passant par Dante et Lacenaire”. Trois ans plus tard, dans Qui vive, Annie Le Brun écrit au sujet d’un passage extrait de In girum... : “Dans les années où Guy Debord écrivait ces lignes comme la critique des images de son film (...), je ne sais personne pour avoir mieux mené le projet même de la poésie de redonner à la parole sa grande efficience. Pour avoir montré aussi par sa vie que “la formule pour renverser le monde” a partie liée avec la façon de le dire, comme les deux rives d’un même défi aux mouvements du temps, de ne s’arrêter jamais, de se faire nomades, qu’il s’agisse des situations, des idées, des mots”. Il est vrai qu’entre temps Guy Debord et Annie Le Brun s’étaient rencontrés.
Le tome 7 de la Correspondance de Guy Debord mentionne une première lettre adressée le 26 septembre 1988 à Annie Le Brun. En réponse à l’envoi de Appel d’air Debord lui répond : “Je crois qu’en fait vos idées et les miennes ne sont pas tellement éloignées touchant la place éminente de la poésie, et ce que sont ses ennemis. Ceux-ci ont été récemment renforcés par de nouvelles forces matérielles, qui contrôlent toujours plus dangereusement l’espace et le temps. Nos divergences terminologiques sur ces questions ont eu sans doute leurs raisons, liées à certains déplacements des opérations sur les théâtres d’une vaste guerre qui a continué, qui est toujours la même. Et, quant à ce qu’avaient voulu dire les situationnistes en souhaitant le dépassement de l’art, je ne craindrai pas d’employer des mots célèbres pour rappeler que, dans le concept hégélien d’Aufhebung, dépassé et conservé “cessent d’être perçus contradictoirement””. Par ces lignes la relation se trouve faite entre ce qui fondamentalement relie surréalistes et situationnistes, (sans pour autant taire leurs divergences et les raisons de celles-ci), et plus encore ce qui renforcerait ce lien dans le contexte particulier des années quatre-vingt. Annie Le Brun répond (certainement sur le même mode) à l’envoi par Debord de Panégyrique. Un échange de lettres s’ensuit. Dans l’une d’entre elles, Debord réagit très favorablement aux ouvrages écrits par Annie Le Brun sur D.A.F. de Sade que vient de lui adresser sa correspondante. On relève, après la réception par Debord de Qui vive, la volonté chez lui d’approfondir plus encore ce qui les lie l’un à l’autre (en terme de refus, de révolte, d’écart absolu), et propose que tous deux se rencontrent : “Malgré les circonstances, sans doute regrettables, qui ont pu autrefois nous tenir éloignés, par attachement à des nuances ou, mieux, à des personnes, mais considérant ce qui est advenu depuis, ne croyez-vous pas que nous devrions maintenant nous rencontrer ?”.
Une première rencontre, au début de mai 1991, sera suivie par plusieurs autres : en Auvergne (chez Debord), à Paris (au domicile d’Annie Le Brun), ou encore en Normandie. Dans une lettre du 11 mai 1991, Guy Debord revient sur André Breton : “Le seul fait d’avoir été capable d’attendre toujours témoigne de sa grandeur”. Il ajoute même, sur le ton de la confidence, qu’il a pour sa part, malgré les apparences, hérité du surréalisme un goût pour l’émerveillement. Toujours dans cette lettre, Debord fait cet aveu, rare chez lui : “Je n’avais littéralement pas rencontré, depuis bientôt dix ans, quelqu’un avec qui il soit possible de se comprendre, sur des sujets un peu difficiles”. Parallèlement, la relation épistolaire et amicale (liée à leur proximité éditoriale) que Debord entretient alors avec Jean-Jacques Pauvert n’est pas sans renforcer ses liens avec Annie Le Brun, proche de l’ancien éditeur de Sade et Bataille. A la suite d’un passage d’Alice et Guy Debord au domicile d’Annie Le Brun, le premier écrit à la seconde : “Mais, plus simplement, ce qui nous aide tant maintenant, c’est que vous existiez”. Enfin, dans une importante lettre adressée à Jean-Jacques Pauvert le 27 mai 1993 (relatant une rencontre avec Antoine Gallimard, et demandant à son destinataire d’en communiquer une copie à Annie Le Brun), Debord précise ceci : “J’admire et j’aime grandement Annie Le Brun. Il me répond que lui aussi. Je précise que ce n’est pas de la justesse d’un tel goût que je prétendais avoir besoin de le convaincre. Le détail pratique brut est que j’ai une fois, il y a peu, demandé à Annie si elle voudrait bien écrire un jour un livre sur l’ensemble de mes ouvrages, quand elle en aurait le temps, et pour lequel je lui procurerais les documents. Elle m’a fait l’honneur d’accepter. Et que je n’en souhaite donc de personne d’autre, aussi longtemps que sera possible de l’empêcher, étant clair que je n’ai confiance qu’en elle. Antoine répond qu’il en prend acte. J’ajoute pour vous que la chose est vraie, bien sûr, mais c’est un projet de principe, encore très vague et général, et dont Annie ne m’avait pas explicitement autorisé à faire état. J’ai pensé que c’était précisément l’homme et l’heure où cette sorte d’indiscrétion, en somme, s’imposait”.
Le même jour Guy Debord adresse une courte lettre à Annie Le Brun pour l’informer de la rencontre mentionnée ci-dessus. On apprendra, dans un courrier du 10 juin à Pauvert : “Alice a réussi à joindre par téléphone Annie, qui nous avait d’abord donné l’impression qu’elle souhaitait venir au plus tôt, mais qui depuis, sans dissiper positivement et à l’instant même l’ensemble des mystères, nous a donné à conclure que plus rien ne la pressait avant l’automne à ce propos”. Pour la dernière fois le nom d’Annie Le Brun se trouve cité dans cette correspondance. On ne sait ce qui s’est passé entre les deux correspondants. Faute de disposer de lettres d’Annie Le Brun (qui de toute façon ne nous apprendraient rien sur ce point précis avant juin 93), nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses sur ce qui ne manque pas d’apparaître comme une brouille, voire un conflit. Il s’agit aussi de l’exemple unique chez Guy Debord, du moins d’après les documents dont nous disposons à ce jour, d’une absence d’explication par l’intéressé des raisons d’une “rupture”. Un silence d’autant plus étrange que les nombreuses lettres adressées ensuite par Debord à Pauvert, dont on connaît la proximité avec Annie Le Brun, ne font nullement référence à celle-ci. Quant aux raisons de la brouille, la fameuse lettre du 27 mai 1993 à Jean-Jacques Pauvert permet d’avancer l’hypothèse suivante. Dans le courant du printemps 93, lors d’une rencontre, Guy Debord propose à Annie Le Brun d’écrire “un livre sur l’ensemble de ses ouvrages, quand elle en aurait le temps”. Son interlocutrice en accepte le principe. Nous savons qu’il s’agit d’un projet général, peu précis, sur lequel Annie Le Brun n’a pas explicitement autorisé Debord à faire état, de surcroît à un éditeur. Il ne parait pas du tout certain qu’Annie Le Brun l’ait entendu de cette oreille. On suppose que cette “indiscrétion” n’a pas été appréciée, et qu’elle a même pu provoquer une réaction de défiance ou de rejet. De là à remettre en question un projet “encore très vague”, il n’y a qu’un pas. Et ce partant la relation avec Debord.
Ceci dans un “contexte Gallimard” particulier. L’expression “crétinisme crémisiste contre Annie” utilisée par Debord dans sa correspondance (lettre du 14 mars 1993) traduit très certainement l’hostilité du bras droit d’Antoine Gallimard, Teresa Cremisi, envers Annie Le Brun. Le 26 mai de la même année, lors de cette rencontre avec Antoine Gallimard (qui était accompagné de Teresa Cremisi), Debord a obligé en quelque sorte son interlocuteur à se prononcer dans un premier temps sur Annie Le Brun, puis sur l’inopportunité de tout projet éditorial le concernant qui ne serait pas associé à celle-ci. La mention, ensuite, de Jean-Jacques Pauvert prend un caractère plus suggestif : un tel livre pourrait être publié chez Gallimard par l’intermédiaire de Pauvert. Antoine Gallimard répondra d’abord qu’il partage l’admiration de Guy Debord pour Annie Le Brun, puis qu’il ne songe nullement à séparer cette dernière de Jean-Jacques Pauvert. Là aussi ce “forçage” a pu indisposer Annie Le Brun.
Il ne s’agit que d’hypothèses, et j’accepterais volontiers d’être démenti si l’on me mettait sous les yeux quelque preuve contraire. Mais l’essentiel est ailleurs. Les deux écrivains et penseurs vivants qui, pour l’auteur de ces lignes, comptent le plus en ce début des années quatre-vingt-dix, se rencontrent. Une amitié nait, très forte si l’on en croit la correspondance de Debord. Puis, pour des raisons qui restent en partie obscures, que j’ai essayé d’expliciter, cette amitié cesse brusquement. C’est décevant : je n’ai pas besoin de dire pourquoi.
C’est encore plus décevant quand on connaît la suite. En 2000 Annie Le Brun publie Du trop de réalité. Pour la première fois, à coté de belles et pertinentes pages, heureusement nombreuses, d’autres, plus discutables, forcent le trait analogique. Ici les rapprochements faits entre le structuralisme et la forêt amazonienne, la prétention universitaire et la pollution, la textualité et la désertification, l’affaiblissement du langage et les organismes génétiquement modifiés, l’industrie culturelle et la mal bouffe, etc., semblent affectés, à la limite de l’artifice rhétorique. Dans un autre registre, la pointe contre Debord (il lui est reproché de n’avoir pas su en définitive se protéger de récupérations du genre Sollers), parait encore plus déplacée aujourd’hui, après la parution des deux derniers volumes de la correspondance de Debord, dans lesquels on apprend combien celui-ci dans ses rapports avec les éditions Gallimard mettait un soin particulier à ne pas avoir la moindre relation avec un Philippe Sollers qu’il méprisait souverainement. Et Annie Le Brun était particulièrement bien placée pour savoir de quoi il en retournait ici.
Cela n’étant qu’un hors d’oeuvre. Plus significatif, dans l’une de ses chroniques (“A distance” du 4 janvier 2004) de la Quinzaine littéraire, Annie Le Brun rend compte favorablement (malgré quelques réticences) d’un pamphlet anti-situationniste, Dans le chaudron du négatif, publié par les éditions de L’Encyclopédie des Nuisances. Son accord avec les “thèses” de ce livre s’articule autour de l’antienne antiprogressiste. Le propos de la chroniqueuse n’a pas toujours la clarté souhaitée car il oscille entre des mouvements de pensée pour le moins contradictoires. Annie Le Brun se place sur le terrain des contempteurs de la société industrielle pour nier en quelque sorte la prétention des situationnistes (et par extension de nombreux révolutionnaires) à vouloir sauver la société industrielle tout en voulant abolir la société marchande (thèse classique du courant anti-industriel). Ceci pour mieux faire ressortir la “contradiction intrinsèque à toute pensée révolutionnaire assurée de n’avoir pas à tenir compte du domaine sensible”. C’est vouloir jouer sur deux tableaux avec le risque de rater l’un et l’autre : affirmer son accord au prix de quelques distorsions avec l’une des thèses classiques du courant anti-industriel tout en défendant quelques uns des fondamentaux du surréalisme. L’écart parait pratiquement insurmontable (mais n’a rien ici d’absolu !).
Au sujet du surréalisme, justement, on ne comprend pas l’absence de réaction d’Annie Le Brun devant la stupidité suivante : “Voir tout le bien dans l’inconscient et tout le mal dans la raison, comme le faisaient les surréalistes, revient à s’interdire toute réconciliation de ces deux instances”. Il existe suffisamment de textes dans la littérature surréaliste en général, et chez Breton précisément, qui s’inscrivent particulièrement en faux contre une telle assertion. Et puis, compte tenu de ce qu’elle écrivait précédemment dans Du trop de réalité, pareil “raccourci” de l’auteur de ce Chaudron du négatif (on peut ne pas connaître le surréalisme mais alors il parait préférable de n’en pas parler) aurait mérité de la part d’Annie Le Brun (qui ne laisse habituellement rien passer, ce dont on la félicite) une réponse pour le moins appropriée. Dans le même ordre d’idée, Breton approuverait le principe énoncé par Guenon selon lequel “les faits historiques ne valent qu’en tant que symboles de réalités spirituelles”. Le plus drôle, si l’on peut dire, réside dans le fait que le rédacteur de ce Chaudron du négatif va chercher ici ses références chez Raoul Vaneigem (qui avait publié en 1977 sous le nom de Jean-François Dupuis une discutable Histoire désinvolte du surréalisme ) ; Vaneigem étant par ailleurs l’auteur le plus maltraité de ce pamphlet anti-situationniste ! On voit le genre. Comme le disait Degas : “Ils nous fusillent, mais ils nous font les poches”.

L’oeuvre de Georges Bataille ne ressemble à aucune autre. Ce penseur inclassable, dont l’accord avec le surréalisme était plus ou moins tributaire d’un désaccord qui l’entraînera à prendre la place d’un “ennemi de l’intérieur” ou celle d’un “compagnon de route”, doit être ici associé à Debord et Breton dans la continuité du propos défendu depuis de nombreuses pages, mais selon d’autres critères. La “fidélité” de Bataille ne s’est pas exercée à la manière d’un Breton (le surréalisme) ou d’un Debord (l’I.S., et après). Après l’aventure de la revue Documents, et ensuite sa participation à La Critique sociale, Bataille devient le principal animateur (avec Breton) du collectif Contre-Attaque, puis de la revue (et groupe) Acéphale, et, presque en même temps, du Collège de sociologie. Après la Libération, la direction par Georges Bataille de la revue Critique prend un caractère plus académique. L’époque de la création de la revue n’a cependant rien de paisible, et Bataille rompt des lances avec Sartre ou les communistes. Ceci au nom d’une conception de la littérature (au centre de nombreux des enjeux de l’après Seconde guerre mondiale) excédant le genre : des textes antérieurs comme La notion de dépense, ou ceux écrits dans le cadre du Collège de sociologie l’ayant inspirée. Bataille, avant que le mot ne fasse flores, argumentait déjà en 1944 contre la notion d’engagement en posant la littérature comme l’ennemi de l’utile, et en affirmant que la liberté n’est rien sans les excès qui lui sont inhérents (quelquefois à la limite du liberticide, mais Bataille, comme à son habitude, pense sur “une ligne de crête”, ou un fil, pour anticiper la belle métaphore de Genet sur le funambule).
Quelque chose d’un désordre, fondamental, chevillé à l’existence, sourd tout au long de l’itinéraire de Georges Bataille. Plus flagrant certes durant les “années de formation” de l’écrivain, pendant lesquelles il hésite entre différentes directions, se situant à la fois aux cotés et contre le surréalisme. Il semblerait cependant que la découverte de Sade, en 1926, ait permis de “fixer”, du moins relativement, une pensée qui intégrera par la suite le marxisme hétérodoxe du Cercle Communiste Démocratique, l’anthropologie de Marcel Mauss, et l’hegelianisme de Kojeve (sans oublier les incessants retours sur Nietzsche découvert avant Sade). C’est d’ailleurs à ce dernier que Bataille adresse l’importante lettre du 6 décembre 1937, dite de “la négativité sans emploi”, qui représente pour nous le coeur secret de l’oeuvre de Georges Bataille (ce n’est pas par hasard que de larges fragments de cette lettre seront inclus un peu plus tard dans Le coupable, l’un des livres essentiels de l’auteur).
La maladie n’aura pas épargné Bataille une grande partie de sa vie. La tuberculose diagnostiquée en 1942 l’handicapa pendant plusieurs années. De 1953 date sa première attaque d’artériosclérose cérébrale dont il mourra en juillet 1962. Durant les dernières années de sa vie, diminué par la maladie, Bataille écrit Les larmes d’Eros, son dernier livre, au prix de nombreuses difficultés. Il prend progressivement de la distance avec la vie intellectuelle, et son activité d’écrivain s’en ressent.
En mars 1961, alors que ses forces commencent à décliner, Georges Bataille accorde un entretien à Madeleine Chapsal (cet entretien, avec ceux de Breton, Céline, Giono, Leiris, Levi Strauss, Mauriac, Paulhan, Prévert, Sartre, Simon, Tzara, etc., sera recueilli dans Les écrivains en personne ). Dans un ensemble plutôt convenu, les propos de Bataille tranchent sur ceux de ses confrères, non pas par des “révélations” qui pourraient s’y trouver (on apprend rien fondamentalement que l’on ne sache sur l’écrivain) que par l’extrême tension d’une pensée accordée au désordre, à l’excès, sans lesquels cette vie-là ne saurait être rendue. D’ailleurs Bataille se réfère autant à lui qu’au surréalisme lorsqu’il traduit l’essentiel de ce mouvement par “une sorte de rage”, c’est à dire une rage “contre l’état des chose existant. Une rage contre la vie telle qu’elle est”. Ou encore, ajoute-t-il plus loin : “Il faudrait arriver à devenir le plus enragé possible en gardant une sorte de lucidité”. On le voit, peu de temps avant de mourir Georges Bataille reste fidèle aux idées qui l’ont animé, depuis le désordre de sa jeunesse exprimé par “que peut on imaginer d’un monsieur qui affirme à la fois être dada et touché par la biographie de Jean de la Croix”, ou qu’illustre l’une des lignes de conduite qu’il se sera donné : “Faire tourner le désordre, le désordre fondamental, initial, en quelque chose qui participe de l’art”. Il en va de même pour l’excès, toujours revendiqué contre la vie servile.

Bien entendu cette fidélité-là, celle de Breton, Bataille, Debord, ou de tout écrivain, artiste ou quidam correspondant à la définition donnée par Bernanos (15) de “l’homme libre” (“Je dis l’homme libre, non le raisonneur ou la brute ; l’homme qui s’impose à lui-même sa propre discipline, mais qui n’en reçoit aveuglement de personne ; l’homme pour qui le suprême “confort “ est de faire, autant que possible, ce qu’il veut, à l’heure qu’il a choisie, dut-il payer de la solitude et de la pauvreté ce témoignage intérieur auquel il attache tant de prix ; l’homme qui se donne ou se refuse, mais qui ne se prête jamais”), je ne répéterai jamais trop qu’elle s’éprouve à l’aune des difficultés qui la remettraient en question. Elle n’est en aucune manière comparable à celle de l’individu qui, adolescent ou jeune adulte, aurait rejoint une organisation politique pour ne plus la quitter : celui-là est “pensé” plus qu’il ne pense. Si l’on évoque un parti communiste ou une organisation gauchiste, les fluctuations d’une ligne politique tributaire de facteurs extérieurs ou des luttes d’appareil en cours dans le cercle dirigeant, on dira du militant discipliné qui s’y soumet que sa “fidélité” (si l’on peut encore s’exprimer ainsi) relève d’un tout autre genre.
Autre donnée : ni Breton, ni Bataille, ni Debord n’étaient universitaires (et la liste peut s’élargir à plusieurs des noms cités dans cette troisième partie (16)) ; contrairement à Milner (et Michéa, pour ne pas l’oublier). Il n’est pas rare d’entendre tel ou tel universitaire interrogé par un journaliste - indépendamment des positions politiques, philosophique, éthiques que le premier pourrait défendre - déclarer que sa vie n’a rien de passionnant. La vie sans passions ne mériterait pas que l’on s’y attarde si par ailleurs cette dimension passionnelle (sans laquelle on se demande si la vie vaut vraiment la peine d’être “vécue”) n’était captée et détournée de ses fins pour des raisons qui, dans un large spectre, vont des impératifs de la survie au décervelage médiatique, en passant par la dilution de cette même dimension dans le grand bain de l’industrie culturelle. Sans oublier l’obligation salariale.
Ce n’est pas non plus le fait du hasard si l’on nous rebat les oreilles depuis quelques temps avec la “valeur travail” : en mettant en avant “la France qui se lève tôt”, celle des méritants, des besogneux, des intoxiqués du boulot. Après Ciceron (“Car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang d’esclave”), Lessing (“Paressons en toute chose, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant”), Rimbaud (“J’ai horreur de tous les métiers”), Laffargue (“Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste (...) Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture”), Debord (“Ne travaillez jamais !”), Vian (“Moi j’aim’ pas le travail mais j’aim’ bien la vie / Et j’vais voir de quoi elle a l’air / En f’sant gaffe de ne pas trop en faire”), Pirotte (“Je l’ai dit, j’abomine le travail. Aucune activité n’exalte en moi cette certitude des lendemains qui m’afflige et m’étonne chez mes contemporains affairés”), Dhôtel (dont toute l’oeuvre romanesque est une invitation à la paresse et au vagabondage), après tous ceux là donc j’ajouterai ceci pour conclure.
Nous n’aimons pas le travail. Nous aimons la vie, les livres, la musique, l’herbe des talus, le rire des filles, les jeux des enfants, les promenades au crépuscule, la rosée du matin, l’attente de la femme aimée, les dérives urbaines, l’ivresse que procure le vin, la sieste sous les tilleuls, etc.,etc., mais nous détestons le travail salarié. La vie, la vraie vie commence pour nous dés lors que nous ne sommes plus dans l’obligation de la gagner. Ce travail destructeur, dégradant, dévalorisant, dénué de l’intérêt que d’aucuns disent y trouver (17) : nous le détestons d’autant plus qu’il nous ôte, ou nous ôterait la possibilité, voire l’envie de nous livrer à tous les plaisirs énumérés plus haut.
L’obstination de toute une vie, n’est ce pas...




(1) Une sale histoire, de Jean Eustache, est à ce titre l’un des films les plus singuliers de l’histoire du cinéma. Le personnage du voyeur, quand il mate le sexe des femmes par le trou de la porte des toilettes du café, ne sait plus, au fil des jours, lors de cet exercice devenu quotidien, s’il bande ou s’il mouille ! Et il y aurait d’autres remarques à faire sur ce film étonnant, inclassable.

(2) Wilheim Reich, fort lu et commenté dans l’après 68 (principalement comme caution “politique” de la psychanalyse, à l’instar de son Psychologie de masse du fascisme ) semble relativement oublié aujourd’hui. Il est vrai qu’une relecture des textes reichiens laisse dubitatif. Indépendamment de l’intérêt que suscitent les livres de Reich, de l’activité clinique du psychanalyste (non dépourvue d’une dimension sociale), et de son itinéraire atypique, on trouve dans cette oeuvre une cohérence propre à l’esprit de système. Les concepts rechiens circonscrivent un objet, la sexualité, laquelle constitue une totalité, une scientia sexualis focalisée sur une fonction, celle de l’orgasme, au détriment des pluralité et diversité sexuelle. En dehors de l’orgasme pas de salut, pourrait-on dire. C’est d’ailleurs cet aspect “théologique” qui, entre d’autres différences, éloigne Reich de Freud (ce dernier manifestant plus de scepticisme dans ce domaine). Mais tout d’abord, chez Reich, de quelle sexualité s’agit-il ? C’est là l’un des paradoxes reichiens : cette propension à la totalité ne recouvre que l’un des aspects de la sexualité, la dimension dite génitale. On relève que Reich partage les préjugés de ses collègues viennois à l’égard de l’homosexualité. Certaines pages de La lutte sexuelle des jeunes laissent songeur : “On peut constater en effet que la satisfaction sexuelle moyenne chez l’individu hétérosexuel sain est plus intense que la satisfaction chez l’homosexuel (...) Chaque homosexuel peut cesser de l’être en suivant un traitement psychique tout à fait précis ; mais il n’arrive jamais qu’un individu normalement développé devienne homosexuel à la suite du même traitement”. Ou encore : considérant l’homosexualité comme pratique de substitution à l’hétérosexualité, et donc moins satisfaisante, Reich parle de “déviation” et entend “préserver les jeunes de virer définitivement”. Plus militant hétérosexuel que Reich, tu meurs ! C’est d’autant plus surprenant que Freud, comme je l’ai précisé, avait fini par reconnaître en 1920 que l’homosexualité ne relevait pas d’un traitement psychanalytique.
L’attitude de Reich vis à vis de l’homosexualité n’a rien d’anecdotique. Pour l’auteur de La fonction de l’orgasme il existe une bonne sexualité à contrario de celles produites par “la misère et de la frustration sexuelle” ou par des “attitudes névrotiques liées à l’angoisse et à l’impuissance orgastique”. Là où nous suivrons plus difficilement Reich c’est lorsque l’adjectif “sain” vient se substituer à ceux traduisant l’aspect mélioratif de la sexualité. Et cet adjectif revient souvent sous la plume de Reich. Qu’est ce qui peut être défini comme “sain” ? Sur quel critères ? Qui décide ce qui le serait ? Prenons l’exemple suivant. Reich évoque l’attitude de l’individu parvenu à la puissance orgastique, “celui dont les besoins génitaux de base sont satisfaits”, soit “l’individu sain” selon Reich, pour ajouter que “le rapport avec une prostituée devient impossible”, mais également disparaîtraient “les fantaisies sadiques (...), l’idée de séduire des enfants, les perversions anales, l’exhibitionnisme (...), et avec elles l’anxiété sociale et les sentiments de culpabilité qui les accompagnaient”, tout comme “la fixation incestueuse aux parents, frères et sœurs perd de son intérêt, ce qui libère l’énergie liée à ces fixations”. En mettant de coté la question de l’inceste, comment ne pas parler ici de moralisme génital ? Ceci étant évidemment lié à la focalisation de Reich sur la fonction de l’orgasme. Sans doute, comme pour Freud auparavant, faut-il distinguer l’aspect thérapeutique, dans ce climat de répression sexuelle propre à l’Allemagne et à l’Autriche des années 20 et 30, de la volonté de théorisation. Aujourd’hui cependant on constate que le reichisme se trouve plus ou moins absorbé par la sexologie. Ici c’est d’une hygiène sexuelle qu’il conviendrait de parler. Dans la mesure où la sexologie évacue l’aspect “politique et social” du rechisme pour n’en conserver que le “sexuel”. Car force est de reconnaître qu’ il existe un hygiènisme sexuel chez Wilheim Reich. Si l’on ajoute, non sans ironie, que le “sexuellement correct” a pris d’une certaine façon naissance vers 1920 dans le cabinet d’un psychanalyste hétérodoxe de Vienne, nul n’était censé savoir à ce moment là ce qu’il en adviendrait.
L’oeuvre de Reich a d’abord été reçue de part le potentiel révolutionnaire qu’elle renfermait. Elle donnait le ton, si l’on peut dire, dans un climat où la “libération sexuelle” se trouvait en première ligne dans des milieux gauchistes, voire anarchistes. C’était cependant paradoxal de se référer à une “révolution sexuelle” qui par ailleurs stigmatisait, du point de vue reichien, des comportements ne relevant pas de la sphère génitale proprement dite. Je retiens principalement que la pensée reichienne pour qui la sexualité représente l’élément fondamental de la vie d’un individu ne prend pas en considération toute la sexualité (l’érotisme, par exemple, lui est complètement étranger). Elle aménage sur un plan médical, à visée thérapeutique, la sexualité de “Monsieur tout le monde”, dominante, admise, en pointant les dysfonctionnements qui limiteraient son expression, ou en s’en prenant aux instances morales qui réduisent l’accès au plaisir de tout un chacun. Je ne le discuterai pas. Pourtant, ce que Reich exclut, cette “sexualité malsaine”, qui va jusqu’à comprendre l’onanisme et l’homosexualité, aurait mérité de la part d’un psychanalyste “différent”, révolutionnaire de surcroît, un autre traitement que celui qui nous est administré dans de nombreuses pages. Sans pour autant faire de Reich un puritain il fallait le souligner.

(3) Il est cependant loin de faire plus court que Sade écrivant : “Pour réunir l’inceste, l’adultère, la sodomie et le sacrilège, il encule sa fille mariée avec une hostie”.

(4) Dans cette liste figure Mme Kosciusko-Morizet, ministre du gouvernement Fillon au moment où nous écrivons ces lignes.

(5) Jacques Rancière est l’un des rares penseurs et philosophes à s’y référer. On regrette que ce type d’analyse, que l’on retrouve de manière lacunaire chez le Rancière des dix dernières années, n’ait pas encore fait l’objet d’un livre en particulier.

(6) Le plus remarquable dans Revelge est la manière dont Mahler détourne l’aspect martial et codé de la musique militaire pour le transformer en un cri de révolte contre la condition faite aux soldats (la piétaille), et ce partant à la plus grande partie de l’humanité. La musique de Mahler s’insurge contre ce qui se trouve mis ici sous le boisseau par la norme esthétique, à savoir l’identification avec les victimes. On ajoutera que Revelge est l’une des matrices de la Sixième symphonie, dite tragique. Le terrifiant “cortège de fantômes” du premier mouvement de la Neuvième symphonie fait quant à lui écho aux chants de soldats du Das Knaben Wunderhorn dont est extrait Revelge.
Avec l’opéra Wozzeck d’Alban Berg nous retrouvons le soldat du cycle mahlérien mais avec cette dimension supplémentaire que confère le livret. Le personnage Wozzeck devient la double victime d’une société qu’incarnent à des titres différents le capitaine, le docteur et le tambour major : il est à la fois la victime d’un ordre social et celle de la raison mentale. Plus que dans la pièce de Büchner, l’adaptation musicale de Berg confond cette double aliénation au point de faire de Wozzeck la personnification du malheur universel. Aucune oeuvre du répertoire lyrique ne nous avait encore si justement et si tragiquement parlé de la condition humaine.

(7) Celle des impertinences télévisées, des petites subversions et des rebelles médiatiques.

(8) Dans le numéro 23-24 (novembre 2007) de la revue Lignes consacré à “Vingt années de la vie politique et intellectuelle”.

(9) Consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(10) Le surréalisme mis à mal par ses “propriétaires” mêmes, et autres considérations à l’avenant : consultable sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(11) L’un des derniers exercices en date ne provient pas d’une gazette mais d’un blog (“Le Cri du Gonze”) sous la plume d’un dénommé Lemi. Dans un article (dont le titre “De l’exclusion en avant-garde : Breton Vs Debord, le combat des papes”, annonce bien la couleur) qui reprend la plupart des lieux communs que l’on peut lire depuis longtemps sur le sujet, parmi de nombreuses inexactitudes je n’en relève qu’une, mais de taille : Asger Jorn aurait été exclu de l’I.S. ! Dans le registre “malhonnêteté intellectuelle” il parait difficile de faire mieux. Un tel talent devrait trouver à s’employer. Mais que font les journaux ! On se demande cependant dans quelle mesure le plumitif (qui, détail intéressant, cite parmi ses “témoins à charge” un Patrice Delbourg, plus connu aujourd’hui comme plagiaire que comme poète) ignore le rôle important joué par Jorn au sein de l’I.S., et la profonde amitié qui le liait à Debord. A la question de savoir si Lemi est un imbécile ou un faussaire, nous répondrons : les deux mon Capitaine !
Cet exercice, parmi d’autres, peut être rangé dans la rubrique “néo-hussard” repérée dans Avez-vous déjà giflé Aragon ? (ce courant relayant les staliniens dans la célébration d’Aragon depuis la disparition des seconds). Cette tendance a comme il va de soi la faveur des médias.

(12) Cette correspondance a déjà fait couler beaucoup d’encre. L’absence de lettres, entre autres correspondants, de Michèle Berstein, son ancienne compagne, prive certainement le lecteur d’aspects “personnels” de Debord. On relève des absences d’un autre type, plus préjudiciables pour nous. Il faut pour l’expliquer revenir en arrière. En rappelant que l’interdiction en 1999, à la demande d’Alice Debord et des éditions Fayard, de l’ouvrage publié l’année précédente par Jean-François Martos (Correspondance avec Guy Debord ), et quelques unes de ses conséquences, même indirectes, privent le lecteur d’importants documents sur Debord, et en particulier d’une lettre adressée par lui le 9 septembre 1987 à Jean-Pierre Baudet et Jean-François Martos. On consultera à ce sujet Du temps que les situationnistes avaient raison (sur le site de “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/ ), et en complétant cette lecture par Sur l’interdiction de ma correspondance avec Guy Debord par Jean-François Martos (Le fin mot de l’histoire, BP n° 274, 758666 Paris cedex 18), et celle de Signé X sur le site “Les amis de Nemesis”.

(13) Pour faire écho à ce que l’on disait plus haut de Guy Debord, le rapport d’André Breton avec l’argent se trouve bien mis en valeur dans une parution récente, Lettres à Aube (sachant que la correspondance de Breton, qui sera publiée à partir de 2016, en donnera maints exemples supplémentaires). Dans l’une de ces lettres, Breton reproche à sa fille Aube, âgée de 15 ans, ses trop grandes facilités à l’égard de l’argent (“On a parlé trop librement devant toi des difficultés matérielles que pourraient connaître - avaient toujours connu et connaîtront toujours - des gens comme moi, et conséquemment Élisa, pour que tu ne comprennes pas que tu dois observer dans ce domaine quelque mesure”). Alors que la demoiselle avait sans doute dû se regimber, son père lui répond en ces termes : “Si tu commences à ton âge à me connaître un peu, tu dois savoir que je n’ai pas misé ma vie sur l’argent. Je n’en débattrai pas avec toi plus qu’avec quiconque, ni aujourd’hui ni un autre jour”.

(14) Breton, pour l’illustrer, cite alors comme exemple de “grand message isolé” celui de Malcolm de Chazal. Ce poète mauricien n’a pas été sans grandement attirer l’attention en 1947 avec son étonnant Sens plastique. Chazal parait relativement oublié aujourd’hui. En tirer des conclusions sur la portée du constat d’André Breton serait cependant prématuré : la voix de Malcolm de Chazal étant d’un timbre et d’un métal que tôt ou tard l’on redécouvrira.

(15) Le texte “Le retour de Bernanos“ peut être consulté sur le site “L’herbe entre les pavés” : http://www.lherbentrelespaves.fr/

(16) A l’exception notable d’Adorno.

(17) Certains de ceux-ci répondront qu’ils ont la chance de faire un métier qui leur plaît et dans lequel ils se réalisent. C’est certainement vrai pour une partie d’entre eux (qui ne représentent qu’une petite minorité), mais reste discutable pour les autres.
Il faudrait ici prolonger l’analyse faite par Debord dans La véritable scission sur le cadre, défini comme “l’homme absolument dépendant qui croit devoir revendiquer la liberté même, idéalisée dans sa consommation semi-abondante”. A ce trait, caractéristique, j’apporterai la précision suivante : le cadre qui est assez payé pour consommer plus que les autres tient à se distinguer du tout venant consommateur par une consommation ostensiblement culturelle. La culture se trouve là élargie à des domaines tels que l’alimentation (biologique il va de soi) et le vin, qui même prennent le pas sur ceux renvoyant à une conception plus traditionnelle de la culture. Autre donnée à prendre en compte : la relation du cadre à son travail, ou ce qu’il est convenu d’appeler “L’investissement professionnel” . Qu’on lui demande de consacrer du temps, et encore plus de temps à son activité professionnelle, ou qu’il se croit obligé de le faire “eu égard ses responsabilités” le résultat reste le même. Le cadre met régulièrement en avant quelques bénéfices secondaires pour masquer sa dépendance ou son aliénation et le justifier à la mesure de l’importance qu’il accorde à cette même activité professionnelle. A la différence de l’ouvrier qualifié d’autrefois, soucieux de “bien faire son travail” (mais qui en restait là, et dans le meilleur des cas se consacrait le reste du temps à “la sociale”), l’investissement professionnel du cadre dépasse le cadre de la sphère proprement dite du travail. C’est pour les “personnels cadre” que l’on concocte en priorité des séminaires, des cessions d’étude ou des thérapies de groupe dont la finalité est de contribuer à l’harmonisation du participant avec son environnement professionnel et à renforcer sa dépendance “psychique” envers l’entreprise. Le cadre qui dit se réaliser à travers son travail, et entend le faire savoir, n’est jamais complètement dupe de ce qu’il prétend. Mais son souci de préserver l’image qui s’attache à sa fonction, et celle d’être à la hauteur des tâches qu’on lui confie prend le pas sur toute autre considération. On peut, en extrapolant quelque peu, raisonnablement penser que le cadre envie secrètement cet “homme libre” évoqué plus haut par Bernanos (et dont nous pourrions trouver des équivalents chez nos auteurs préférés) que parfois il rencontre dans la vie ou à travers ses lectures. Pourtant, la force des choses, la nécessité de correspondre au rôle assigné, l’obligation d’aligner son mode de vie sur son statut social, une fatalité en quelque sorte, finissent par l’emporter.
Faire état du malaise, et plus que du malaise auquel l’actualité de ces derniers temps nous confronte avec le suicide de plusieurs cadres à France-Telecom ou ailleurs, confirme - plus qu’infirme - cette analyse. Les conditions de travail expliquent en grande partie ces suicides, mais ne pas soulever ici le lièvre de l’investissement professionnel reviendrait à passer complètement à coté de la question.










AUTRE DIALOGUE ENTRE LE VOYAGEUR ET SON OMBRE


“Je suis de beaucoup l’homme le plus terrible qu’il y eut jamais ;
cela n’exclut pas que je devienne le plus bienfaisant. Je connais
la joie de
détruire à un degré qui est conforme à ma force de
destruction. Dans les deux cas j’obéis à ma nature dionysienne
qui ne saurait séparer une action négative d’une affirmation. Je
suis le premier
immoraliste. C’est ainsi que je suis le
destructeur par excellence.
Nietzsche








L’OMBRE : J’ai du mal à te suivre quelquefois...
LE VOYAGEUR : Pour une ombre, reconnais...
O : Ne m’interrompt pas ! Même si tu t’en défends, ou t’en défendrais, je trouve que tu pêches par optimisme par moments.
V : C’est moi qui ne te suis plus. Que veux tu dire par là ?
O : Disons que tu l’exprimes sur le mode de la politique de l’autruche. Tu as beau te moquer d’un tel en l’assortissant d’une métaphore sportive, tu fais comme lui : tu bottes en touche.
V : Pourrais-tu être plus précis.
O : Il y a des mensonges par omission. Et cela vaut aussi pour l’optimisme en ce qui te concerne. Tu sembles placer l’art au dessus de tout, pourtant tu n’es pas capable de citer le nom d’un artiste contemporain digne de l’importance que tu accordes à la chose en question. Qu’en est-il aujourd’hui, pour reprendre la formulation de Breton, des “grandes voix isolées de ce temps” ?
V : Bon... D’abord tu ne m’as pas lu avec toute l’attention nécessaire. Je cite trois noms à un moment donné. Mais pas exactement dans le sens que tu viens d’indiquer, je te le concède. Il y a un double aspect dans ta question. Tu as raison d’insister sur l’importance que j’accorde à l’art mais je n’ai jamais écrit que je le mettais au dessus de tout. En revanche, je veux bien admettre que rien n’a plus d’importance à mes yeux que la poésie.
O : A te lire pourtant, n’est ce pas la même chose, l’art et la poésie ?
V : Oui et non. La façon dont je procède peut le laisser entendre. Mais si l’on sait lire entre les lignes...
O : Là tu m’en demandes trop !
V : Enfin, pour répondre à ta précédente remarque, je voulais en premier lieu souligner qu’il en va de l’art comme du reste (la politique et le social, pour simplifier) en ce qui concerne les possibilités que nous aurions encore aujourd’hui, pardonne moi de citer une nouvelle fois André Breton, de “transformer le monde” et “changer la vie”.
O : C’est à dire ?
V : Ici la marge, comme je le dis quelquefois, s’est sensiblement rétrécie. Ou elle parait plus étroite que jamais. C’est d’ailleurs depuis cette marge que j’écris. Même si elle se réduisait davantage, la capacité de refus ou les expressions de révolte que je rencontre encore chez certains individus ne peut que m’inciter à poursuivre ce genre de discours. Et puis, comment faire autrement quand on est ce que je suis, et que le monde est ce qu’il est. Comme l’écrivait l’excellent Benjamin Péret : “Je ne mange pas de ce pain là”. Est-ce là de l’optimisme, du pessimisme ? Je ne saurais dire. A moins d’évoquer un pessimisme raisonné.
O : Je comprends le principe, ta démarche si tu préfères. Pourtant, dans les faits, comment cela se traduit-il ? En partant de la politique et du social, puisque tu viens de les mentionner, que pourrais-tu dire de plus ? Tu laisses le lecteur sur sa faim, quelquefois.
V : A savoir ?
O : Dans les paragraphes de la première partie consacré au progrès on ne sait pas, pour citer un seul exemple, ce que tu penses du nucléaire.
V : J’y suis hostile, bien évidemment.
O : Alors pourquoi ne pas l’écrire ?
V : Excuse moi, mais j’entendais préciser le cadre dans lequel ce genre de discussion - celle portant sur ce qu’il faudrait conserver ou pas, des techniques et technologies, de leurs secteurs d’activité plus précisément - devrait avoir lieu. C’est ce qui m’importe. Je ne tenais pas à décliner mes préférences ou mes souhaits. Il ne s’agissait pas pour moi d’entrer dans les détails de la question. Je voulais avant tout définir ce cadre (celui de la démocratie donc) pour mieux souligner l’inanité des positions technophile et technophobe. L’obligation de choisir entre deux positions antagonistes, ou prétendument telles, revient de tant à autre dans l’histoire, sous des formes certes différentes...
O : Prétendument telles ?
V : Laisse moi finir. On te somme de choisir entre deux camps, deux maux ou deux illusions. J’ai cité l’exemple de Breton en 1947. En insistant sur ce qu’impliquait pour les surréalistes pareil refus : ne pas transiger de leur point de vue sur la question de l’émancipation du genre humain. On pourrait aujourd’hui, dans une toute autre perspective, prendre l’exemple du Proche orient avec les islamistes du Hamas et les faucons israéliens de toutes tendances. Les uns et les autres s’entendent sur l’essentiel : conserver le statu quo. Les premiers en entretenant l’illusion qu’Israël pourrait être vaincu militairement, les seconds en brandissant l’épouvantail islamiste pour justifier leur politique d’apartheid. Les uns et les autres ont tout à perdre de l’existence, au coté d’Israël, d’un état palestinien...
O : Si nous revenions à nos moutons.
V : Le schéma, toute proportion gardée, n’est pas sensiblement différent avec nos technophiles et technophobes. Les uns ont également besoin des autres, et réciproquement, pour désigner quelque mal absolu. Celui d’un retour au Moyen âge, voire à celui des Cavernes d’un coté, ou de l’inéluctabilité d’une catastrophe pour les autres. Certains même te diront que celle-ci a déjà eut lieu.
O : Tu les renvoies dos à dos.
V Je préférerais parler d’un espace, allant s’élargissant - le cadre évoqué précédemment - pour les tenir à bonne distance.
O : Ne te leurres tu pas sur la démocratie ? Tu risques de connaître quelque déconvenue à vouloir enfourcher comme tu le fais ce cheval de bataille. Il y a eu voilà plusieurs mois une consultation éminemment démocratique en Suisse qui laisse, c’est le moins qu’on puisse dire, circonspect.
V : Tu fais bien de le rappeler. Mais de quoi parlons nous en réalité. Pas exactement de la même démocratie. D’aucuns se gargarisent du mot tout en évacuant la chose. Tu sais ce que je pense de la démocratie représentative.
O : Je ne l’ignore pas. Mais l’élection présidentielle devrait tous vous mettre d’accord.
V : Tu plaisantes ! Je ne vais pas revenir sur les raisons de sa mise en place en 1848. Les républicains qui l’ont sorti de leur chapeau entendaient justement contrecarrer ainsi toute révolte populaire. L’idée a refait surface avec le retour de de Gaulle. C’était le genre de costume dont avait besoin le général pour se donner totalement à la France tout en la guidant au dessus du système des partis. Il y a ensuite une regrettable focalisation sur l’événement qui pervertissait l’idée même de démocratie. Je pense aux effets pervers de l’invraisemblable légitimité donnée à Chirac en 2002 lors du second tour. Ce qui n’a pas été sans décomplexer une droite qui a pu faire passer à la hussarde les réformes les plus antisociales que la France ait connues depuis Vichy. C’est sur ce fumier qu’a prospéré un Sarkozy avec les résultats que l’on sait.
O : Tu ne m’apprends rien. Mais quel nom donner alors à cette foutue démocratie ?
V : Tout d’abord je dirais que les gens devraient décider de ce qui les concerne à tous moments et en tous lieux : à l’usine ou au bureau, dans un quartier ou dans leur village, ou encore à travers leurs loisirs ou services au quotidien. Ce qui entraîne à ces niveaux de décision la disparition de la propriété privée et une réappropriation collective selon les secteurs géographiques ou d’activité. Là nous retrouvons notre fameux cadre. C’est à dire celui d’assemblées souveraines élisant des délégués révocables à tout moment. Il s’agit bien entendu de démocratie directe.
O : Enfin tu l’as dit. Le principe est louable, certes. Pourtant ceci parait plus facile à dire qu’à faire.
V : Bien évidemment. Mais le faire passe auparavant par le dire, que je sache. Ma démonstration reste cependant incomplète. Il faudrait reprendre l’histoire de la démocratie. Partir de la république d’Athènes, en venir à celle de Florence, avant d’aborder les périodes révolutionnaires des XVIIIe, XIXe et XXe siècle. En particulier la Commune de Paris, la Catalogne de la guerre d’Espagne, Budapest 56, mai 68. Nous sommes ici au carrefour des traditions marxienne et libertaire avec les expériences dites des “conseils” ou de “communisme de conseils”. Tout ceci est relativement connu mais il convient de toujours le rappeler.
O : Rien de vraiment nouveau sous le soleil, donc. Il me parait pâlichon en ce moment, tu ne trouves pas ?
V : Nous n’allons pas recommencer notre discussion. En revanche ton histoire suisse devrait nous permettre de prolonger notre conversation.
O : Tu ne vas pas embrayer sur l’islamisme ? Le peu que tu en dis me satisfait.
V : Non, je te rassure. Je voulais ajouter qu’il importe que nous ayons deux fers au pied. Le premier, nous venons d’en parler avec la démocratie. Le second, je l’appelerai la radicalité.
O : Tiens donc ! Pour marcher vers quoi, un avenir radieux ?
V : Ton ironie est déplacée, et plus vraiment de saison. J’entends là reprendre l’une de tes objections, même si tu ne l’as pas formalisé explicitement. Tu avais raison de parler d’un principe pour la démocratie, et de vouloir le mettre à l’épreuve de son application. Car celle-ci n’est pas sans le remettre en cause à travers des exemples historiques, voire contemporains. Le même genre de critique s’est reporté plus particulièrement sur l’autogestion. Il ne s’agit pas d’autogérer la police, l’armée, la prison, les secteurs publicitaires et nucléaires, et tutti quanti, mais de créer les conditions, le type de société soit, qui permettrait de s’en débarrasser. Le terme dépérissement me semble pour ce faire le plus adapté. C’est ici qu’intervient la radicalité. Il convient d’agir sur la cause profonde des effets que l’on entend modifier. Ou, pour parler autrement, défendre un point de vue qui n’entend pas transiger sur la question des fins. Mais pas par n’importe quels moyens ! Là nous retrouvons la démocratie. En décidant collectivement des choix qui seraient à faire ici et là. Des choix, bien entendu, qui s’inscrivent dans une perspective d’émancipation du genre humain. L’aspect dialectique de cette relation ne t’a sans doute pas échappé. Mais je ne voulais pas mettre la charrue avant les boeufs. De là, dans un premier temps, ces deux fers au pied...
O : J’ai compris, n’insiste pas. Vaste programme, quand même ! Je sais que tu n’es pas le premier à tenir ce type de discours, loin de là. Et l’on peut raisonnablement penser que tu ne seras pas non plus le dernier. Pourtant, pour filer la métaphore, rien ne nous dit que ce ferrage puisse s’effectuer dans les meilleures conditions. Tu en connais le risque : marcher de guingois.
V : Je ne vais pas te répondre par la négative. L’histoire nous offre maints exemples des difficultés qu’il y a, ou qu’il y aurait de concilier ces deux impératifs. Pourtant, je le répète, et c’est fondamental de le poser comme préalable : il faut l’une et l’autre !
O : C’est curieux que tu n’aies pas, depuis le début de notre dialogue, à une exception près je crois, évoqué la révolution ou utilisé l’adjectif révolutionnaire. Tu ne t’en prives pourtant pas dans ce que j’ai lu.
V : Je l’expliquerais par la tournure qu’a prise notre discussion. J’ai cependant retenu de la décennie 70 qu’il ne fallait pas trop fétichiser le mot. Il parait préférable de décrire la chose, quitte, le cas échéant, à se passer du mot.
O : Je te trouve bien prudent, brusquement. Si tu veux dire par là que le terme révolution a été mis à toutes les sauces, et qu’il faudrait chaque fois lui donner le sens qu’il conviendrait pour savoir de quoi l’on parle, je pourrais te renvoyer le compliment pour ce qui concerne la radicalité.
V : Je ne peux qu’être d’accord. D’ailleurs, dans ce que tu as lu, je n’en abuse pas.
O : Je le reconnais.
V : Ceci pose aussi la question du langage, de la perte du sens des mots...
O : Une autre fois, s’il te plaît. Il commence à se faire tard.
V : En ce début de XXIe siècle, nous sommes confronté au choix suivant : d’un coté la radicalité, ou l’exigence de radicalité ; de l’autre les différents modes d’aménagement de ce monde. Je ne confonds pas ceux-ci, il va de soi. Certaines circonstances pourraient nous contraindre à défendre l’un de ceux-ci dans la mesure où le choix indiqué plus haut deviendrait impossible. Tu me suis ?
O : Jusqu’à présent, oui.
V : Sauf que ce genre de situation appartient au passé. Les formes que prend aujourd'hui la domination, du moins dans les pays dits développés, rendent caduques des scénarios de ce type. Mais cette hypothèque levée l’horizon n’en est pas dégagé pour autant. Il est même particulièrement encombré par des nuées. J’ai indiqué en quoi ce brouillage relevait d’une confusion propre à l’époque. Je m’y suis suffisamment attardé pour ne pas y revenir. Et rien ne vaut pour dissiper de telles nuées que le vent salubre de la radicalité. C’est aussi une manière de dire que la vieille opposition réformiste / révolutionnaire devient inadéquate. Pendant longtemps ce dilemme, cette distribution des rôles ont prévalu. Le terme réformiste a perdu le peu de crédit qui lui restait depuis que la réforme est devenue l’impératif catégorique de la droite depuis 2002 dans l’hexagone. C’était là couper l’herbe sous le pied de la gauche réformiste, voire, de manière moins frontale, mais plus en profondeur, de toute pensée entendant concilier “dissensus” et “consensus”. Non sans souligner, en amont, le rôle joué par cette intelligentsia qui a en quelque sorte ouvert la boite à pandore en mettant cette même réforme au service des intérêts de ce qu’elle considérait finalement comme étant “le moins mauvais des mondes possibles” : celui d’une rénovation du capitalisme dictée par les impératifs de la mondialisation. Nous en avons vu ici et là les effets.
O : Et ceci t’incite à l’optimisme ?
V : Encore ton optimisme ! N’ai-je pas précédemment évoque mon pessimisme raisonné ?
O : Comment s’exprimer, sinon ? Nous n’allons pas reprendre notre dialogue là où nous l’avons commencé. D’ailleurs le soleil décroît sérieusement.
V : J’aurais pu commencer par l’anecdote suivante. Mais elle me semble plus à sa place pour conclure. Je lisais, ou plutôt relisais dans le métro l’un des ouvrages que j’ai cité dans mon texte, quand un homme, à coté de moi, m’a interpellé au sujet d’une phrase que j’avais précédemment soulignée pour me signifier son accord. Une discussion s’est ensuivie, portant principalement sur le surréalisme. L’homme, un professeur de philosophie, après quelques minutes de conversation m’a alors dit être pessimiste. Je lui ai répondu que je ne l’étais sans doute pas moins que lui mais que je n’entendais surtout pas confondre le pessimisme avec le renoncement ou la résignation.
O : Dépêche toi, je ne t’entends presque plus.
V : L’homme a d’abord semblé surpris, puis, après quelques secondes de silence, il m’a dit : “Vous avez certainement raison”. Il s’est alors levé pour me serrer la main en ajoutant : “Oui, je pense que vous avez raison”.
O : Je...
V : Mais je ne te vois plus... Où es tu ?


Max Vincent janvier 2010